En 1794, le Comité de Salut Public aurait bien voulu prendre les patois par les cornes. Ceux-là sentaient un peu trop l’Ancien Régime et ses Provinces ; or il s’agissait d’embrasser la Nation et son unité. De nommer une foultitude d’instituteurs, de punir les fonctionnaires point trop zélés, et tant qu’on y est, d’interdire le mariage à ceux qui ne savent pas parler, lire et écrire le français. Mais, brament nos historiens et académiciens, c’est la Terreur jusque dans les mots ! La république naissante préfigurerait les dictatures du XXe, le tri eugénique, la bête immonde et les pokémons.
En 2007, Sarkozy déclare : « Je ne souhaite pas qu’on puisse s’installer durablement en France quand on ne sait pas parler ou écrire français. Le français, c’est la France ». Silence dans les rangs, on ne brame plus, rien qui choque désormais les belles âmes. Le français, c’est la France ? Voilà une identité assez récente : en 1863, les statistiques comptaient près de huit millions de bougres ignorant totalement ce joli français. Un cinquième de la population, mais des clandestins, mais des exciseurs sans doute.
Admettons néanmoins. Ce qu’il importe de considérer, alors : le français tel qu’il le sou-haite. Par exemple : dans l’émission J’ai une question à vous poser, face à une dame qui s’inquiète du remboursement des soins dentaires, on l’entend se scandaliser à l’unisson : « On ne se trimballe pas avec une dent en moins ! » Notez que le ministre ne marche ni ne se promène : il se trimballe, et son roulis devrait sonner familièrement à nos oreilles. Ce voyant effort de proximité, bien sûr, ne lui est pas propre. Il parle comme un cochon ? Ainsi, aujourd’hui, les politiques en campagne. Mais lui, c’est avec une énergie qui confine à l’ivresse, au dérèglement de tous les sens. Bien sûr qu’on peut se trimballer « avec une dent en moins » : la phrase ne dit rien, ne prouve rien, sinon l’effort désordonné de l’orateur. Un effort qui le tire parfois vers des tirades d’anthologie. Un garçon un peu énervé le somme de justifier ses positions sur le mariage homosexuel ; Sarkozy, derrière son pupitre, semble alors récrire Le Banquet. L’amour, c’est quand… le désir, c’est quand… et l’amour hétérosexuel… et l’amour homosexuel… et la jambe soudain assouplie vers l’arrière, le front barré de sueur, humble derrière son pupitre comme au confessionnal : « Je n’ai pas choisi d’être hétérosexuel ». À cet instant, on se dit que tout est possible : qu’il va monter les marches jusqu’à son interlocuteur, lui passer des mains de père ou d’amant dans les cheveux, c’est selon.
En fin d’après-midi, les routes semi-rurales sont parfois traversées de camionnettes bavardes. Des hommes s’y racontent les pavillons où ils ont sonné dans la journée, les femmes en robe de chambre et les retraités qui invitent à entrer ; ils exposent leurs faits d’armes, les épopées du bagout au terme desquelles un miséreux ouvre le crédit qui lui permettra d’acquérir des chiens polychromes et sous cadre. Sur ces croisés du commerce, bientôt, un président veillera peut-être. Interlocuteur avide, ne s’interdisant aucune affaire, il peut tout vendre : la reconnaissance aux minorités, l’apaisement à la jeunesse, le Front populaire aux ouvriers, etc. Il est le français qui se grise de ce que les mots peuvent tout obtenir ; il est la langue du VRP portée à son point d’incandescence.
Avec la langue Jamais sans sa langue
mars 2007 | Le Matricule des Anges n°81
| par
Gilles Magniont
Noces à la française : le baiser est profond, le mariage forcé, et l’époux très laid.
Jamais sans sa langue
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°81
, mars 2007.