À entendre ce qu’un type dit des autres, on peut se faire une idée assez juste de ce qu’il est. C’est flagrant et amusant avec ceux qui daubent et caviardent, mais valable aussi pour ceux qui aiment et admirent, comme Charles Berling. Je sais de quoi je parle, je viens de passer une semaine dense avec lui, pendant les dernières répétitions de Fin de partie, cette pièce de Beckett qu’il monte et joue au théâtre de l’Atelier.
Mais déjà à Strasbourg, un soir, me parlant de son personnage de Roberto Zucco, il me disait que ce dernier était « gouverné par des forces qui le traversent et qu’il ne maîtrise pas. » C’est, en gros, ce que moi j’aurais dit de lui, Charles, ce soir-là.
Et un autre soir, chez moi, devant nos verres respectifs de vin et de jus de tomate, je parlais de l’espèce de fil rouge qui reliait les êtres qu’il incarnait et Charles m’a dit qu’il s’agissait de « types qui cherchaient avant tout à regarder les choses en face, ou en tout cas à les penser par eux-mêmes, qui tentaient de ne pas abandonner leur propre sensation du monde. » C’est celui qui le dit qui l’est, là encore.
Et puis chez lui, une autre fois, il m’a dit qu’il se sentait attiré par « ces êtres qui, dans un monde à une seule et unique réalité officielle, avaient du mal à se trouver, à se vivre, des êtres qui, face aux valeurs tous les jours prônées, ruaient dans les brancards ou bien simplement pouffaient de rire, en tout cas n’adhéraient pas, parfois désabusés, sans la nuance péjorative qu’avait pris ce mot, dans une époque ne pouvant plus tolérer que les abusés ». À moins que ce soit moi qui l’ai sortie, celle-là, après tout, pourquoi tout lui coller dans sa bouche à lui, de ces choses qui surgissent quand on s’échange.
Toujours est il que, quand je retrouve Charles marchant avec les sans papiers, les sans logis, tous les sans, ou quand il veut savoir mes propres actions auprès des analphabètes, des aliénés, des détenus, ces détenus qui sont pour la plupart des aliénés analphabètes, on sait, lui et moi, sans avoir besoin de se le redire, la chance qu’on a de pouvoir transposer et canaliser nos révoltes, nos rages. Sur Zucco, Charles disait encore, justement, que c’était « un être comme un animal solitaire emporté par une soif de vie irréfléchie qu’il transformait en actes destructeurs, parce qu’il était impuissant à les accompagner de paroles, de pensées ou de sens ».
Charles, même si nos vies palpitantes font que nous nous voyons trois fois l’an, à tout casser, dès qu’on se voit, on reprend le fil, c’est quelqu’un comme ça, sans lourdeur, ce miracle, pas besoin d’expliquer tout, un mot, un rire, reçu cinq sur cinq. Je comprends ses choix, son parcours, sa quête, comprendre dans le sens fort du mot, j’adhère à fond. Un des rares qui, dans cette vie, m’apporte. Et, comme qui dirait, ou bien on perd des heures à s’expliquer ou alors, autre solution, on fréquente des êtres pas complètement cons.
Ah oui, juste encore ça, je ne peux pas m’en empêcher : un jour, Charles a créé un monologue à moi. Ça s’appelait Esprit de corps et c’était à Montpellier, mais il est bien question du lieu. Sacrée expérience, nom de Dieu, voilà ce que je veux dire. Soudain, on entend tout, comprend tout, nous revient en pleine figure ce qu’on a écrit, c’est terrible. Chaque mot, et ce qu’il y a dessous, derrière, vraiment terrible. Avec Charles, tout à coup, votre propre texte vous trahit. Et c’est bien sûr ce qu’il a de mieux à faire, votre texte. On ne berce que des serpents dans son sein, c’est mal connu, mais flagrant, dès que Charles s’y colle. Le texte, avec lui, rien que le texte, tout le texte. Comme on dit pour la vérité. La vérité du texte. C’est-à-dire toutes ses vérités, parce que la vérité n’est jamais une, univoque, ni celle d’un vrai texte ni celle d’un vrai fait, ça a l’air d’un poncif, mais il y a tellement de juges, de commissaires, de plus en plus, de policiers, de lourds, ils sont partout.
Autre poncif, que ça ne fera pas de mal de répéter, pendant que j’y suis : il y a les acteurs qui se servent du texte et d’autres qui servent le texte. Et Charles est évidemment l’archétype de celui qui s’oublie au profit du texte, du personnage contingent. Pour ça, que, pendant des années, les gens ont eu du mal à le reconnaître, dans ses rôles. Les heures d’humilité qu’il faut pour une minute de grandeur, m’a-t-il dit un jour, pas sûr qu’il s’en souvienne. Moi si, la preuve.
Pour finir, très vite, le bas de page approche. Un jour où j’exposais encore mes nus, une amie a cru le reconnaître sur une photo de moi, ou c’était l’inverse, me reconnaître sur une photo de lui, toujours est-il, je n’ai pas démenti. Non parce que c’était quand même bien une espèce de signe.
Des plans sur la moquette Sa propre sensation du monde
novembre 2008 | Le Matricule des Anges n°98
| par
Jacques Serena
Sa propre sensation du monde
Par
Jacques Serena
Le Matricule des Anges n°98
, novembre 2008.