Il enseigne. Depuis six mois, dont un seul lui a été payé. Il n’ignore pas qu’il en sera encore ainsi, six mois de travail, un de payé au mieux. « Mais alors pourquoi continuez-vous ? », demande le journaliste. « Pour ne pas être tué par le vide », répond calmement ce jeune Algérien.
C’est à l’occasion de la récente représentation électorale donnée par le Président Bouteflika pour célébrer son désir d’un nouveau mandat. Les télévisions françaises, à qui mieux mieux, dressent un sombre tableau de la société algérienne. Timothée retient l’interview de l’enseignant. Entendue il ne saurait jurer où, peut-être sur la 5 dans l’émission C dans l’air, qu’il fréquente assidûment ces derniers temps.
L’animateur de C dans l’air, on le croiserait dans une boulangerie, dans le métro, dans la rue, on ne le remarquerait pas. Rien d’un cover-boy. Ne donne pas non plus, à tort ou à raison, l’impression d’être né avec une cuiller d’argent comme premier micro. Plutôt le type de derrière le comptoir au bistrot ou dans la pharmacie. De derrière le guichet - à la Sécu ou sur le champ de courses. S’habille sans recherche ni goût, comme pour une partie de boules, un barbecue. Commun, familier. À l’œil près, soudain très vif.
Le premier évident talent de cet Yves Calvi est d’avoir compris de quoi il a l’air. De M. Toutlemonde. Persister dans cet air, le décliner. Le M. Toutlemonde d’Yves Calvi étale à la fois sa candeur (« Là, m’en bouchez un coin ! ») et sa roublardise (« À moi, on ne la fera pas ») ; il a aisément le cœur sur la main si, par exception, il n’a pas la main sur le portefeuille. Le M. Toutlemonde d’Yves Calvi se met volontiers à la place supposée des usagers, trouve souvent irréalistes et/ou inopportunes les revendications des salariés, ringarde ou/et inaudible leur expression quand elle n’est pas irresponsable, inadmissible, délictueuse. Il n’est pas trop difficile de deviner quels bulletins le M. Toutlemonde d’Yves Calvi ne met jamais dans l’urne.
Second évident talent : ce journaliste a des capacités et une vitesse d’absorption quasi gargantuesques. De la politique la plus politicienne, farcie de sondages et de rumeurs, à la prospective sur l’avenir de la planète, des bandes de jeunes à la fragilité des banques, des paradis fiscaux à la flambée des impôts locaux, des circuits de l’adoption aux enjeux du référendum mayottais, aucun sujet qu’il ne semble posséder, au moins pendant l’heure de son émission. Timothée a beau savoir qu’avant l’entrée en piste du prestidigitateur toutes sortes de petites mains se sont activées, il n’en est pas moins bluffé.
Tant de virtuosité n’évite pourtant pas les couacs. Calvi, parfois, se lâche et sous le vernis de sa modernité décontractée affleurent les relents les plus rances. « Quand on voit cinq cents Zoulous qui déferlent sur un centre commercial… » Ou, une après-midi qu’il est question d’un discours d’Obama sur la réduction des arsenaux nucléaires, Calvi s’emporte contre l’angélisme : « Tout le monde est contre les armes nucléaires, bien sûr ! Les Pygmées de Nouvelle-Calédonie… Tout le monde ! » Timothée, gourmand de lapsus, prélève ces Pygmées de Nouvelle-Calédonie et les examine. Inconnus aux bataillons des anthropologues, qui ne parlent de pygmées qu’à propos de populations habitant des forêts tropicales d’Afrique ou d’Asie. Mais expertisés depuis laide lurette au florilège du mépris colonial. De sorte que le lapsus frappe ici, d’une pierre trois coups, outre les infortunés Pygmées, les Kanaks, citoyens jusqu’à plus ample informé d’un territoire français d’outre-mer, et plus généralement, ces minus arriérés : les opposants de par le monde aux arsenaux et aux essais nucléaires, même quand ceux-ci ne sont ni iraniens ni nord-coréens.
La plupart du temps, cependant, les bourdes calviesques sont volontaires, offertes en tremplins à ses experts. « Pardon, si je vais dire une bêtise, mais enfin… » Car C dans l’air se veut une Académie d’experts. Quatre invités par après-midi, dont moitié au moins sont ainsi qualifiés. Les autres sont d’entrée désignés à la suspicion du téléspectateur : syndicalistes ou responsables d’associations, ils vont, n’est-ce pas, parler pour leur seule chapelle. Tandis qu’au-dessus de toute mêlée, les experts se borneront à expertiser. Pour C dans l’air, le débat sans (et sous) les experts expire. En matière économique, le carnet d’adresses de Calvi fourmille presque exclusivement d’experts friands de constater que « dans une société, les riches sont en général les plus novateurs, ceux qui créent… » (Pascal Salin), ou que « le Marché étant rationnel… » (Jacques Marseille), ou que « L’État n’est pas là pour s’apercevoir que telle voiture est celle de l’avenir ! » (J.M. Daniel). Pareils experts s’avouent hypersensibles aux craintes qu’en antiraciste vigilant s’il en fut Yves Calvi leur soumet : « Est-ce qu’on ne fait pas du racisme social quand on tape si facilement sur les chefs d’entreprise pour leurs stocks-options ou leurs parachutes dorés, et qu’on montre la plus grande indulgence envers les footballeurs ou les artistes qui en sont à leur cinquième Ferrari ? »
Timothée, à ce genre de questions, repense au jeune enseignant algérien et à sa manière, à la fois désabusée et têtue, de résister à l’impitoyable vacuité de l’ère.
Vu à la télévision C dans l’ère
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
François Salvaing
C dans l’ère
Par
François Salvaing
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.