Étonnant comme en un quart de siècle dans le paysage français, voire européen, la notion de clôture aura resurgi de ses supposées cendres concentrationnaires ou/et coloniales. Timothée datait ça, au pif, de l’apparition des digicodes et de la symétrique disparition des concierges. Résidences sécurisées (compounds si l’on voulait parler franglais) d’un côté, centres de rétention de l’autre. Du collège au centre commercial l’espace se hérissait de portails, de barrières, de caméras et, forcément, de toutes les sortes possibles, minuscules ou majuscules, matérielles ou humaines, de Judas. L’ascenseur social au sortir des cités, quand il n’empruntait pas le chemin exigu de la compétition sportive, paraissait ne déboucher que sur des postes de vigiles. Comment, dans pareil contexte, n’aurait-on pas songé à – ainsi que, contorsionnant la langue, s’aventurent à dire les médias – rouvrir les maisons closes ?
Et tandis que cette offensive clapote, diffuse, paraît Maison close, feuilleton télévisé. Timothée craignait le pire. Ou juste un cran au-dessus du pire, lequel lui paraissait inaccessible en la matière depuis qu’il avait croisé, zappant, Au ranch du lapin coquin, « documentaire » américain qui, semaine après semaine, feignait d’introduire dans l’intimité d’un bordel du Nevada, et présentait, successivement en pleine activité et se confiant à la caméra, un proxénète des plus bonhomme, une maquerelle archi-maternante, des prostituées totalement épanouies, sans compter de délicieux, d’extatiques clients.
Maison close, dès la première seconde du premier plan, abat son jeu. Il ne faudra ni en attendre aucune célébration nostalgique de l’esclavage sexuel, ni espérer y exercer un banal voyeurisme. Un lit brinqueballe et grince, sur lequel une femme (le visage en amorce) gémit douloureusement sous la charge de l’homme qui, par derrière, la bourre. Rien d’exaltant. Voilà pour le point de vue intellectuel. Le point de vue esthétique est tout aussi affirmé. La couleur traitée comme un noir-et-blanc, somptueuses dominantes rouges ou vertes systématiquement tirées vers le sépia. Le directeur de la photographie s’inspire des derniers peintres à avoir tenté de rivaliser avec la photographie. Par exemple Franz Xaver Winterhalter (1805-1873) qui campa en gloire et majesté les royales ou impériales bourgeoisies des cours de Louis-Philippe et Napoléon III. La mise en scène de Mabrouk El Mechri marchera sur ce fil tendu entre la chaude élégance du décor, des costumes, des lumières et la glaciale crudité du monde tel que le perçoivent, dans leur enclos et de leur enclos, les filles de noce.
La scène est à Paris juste après la Commune, au Paradis, lupanar des plus cotés : préfets et ambassadeurs s’y côtoient, cigares et redingotes. Au salon (vaste patio à hautes colonnades), on parle du prochain remaniement ministériel, des cours de la Bourse, de ses problèmes de ménage, parfois même de littérature. Les prostituées s’efforcent à des postures et même à des conversations singées de ce qu’elles se figurent le grand monde. En même temps bien sûr que leurs gestes et leurs mimiques ne laissent pas oublier ce qu’on est venu consommer, d’alcool et de chair. Et bientôt l’on monte. Et c’est alors qu’elles redescendent, à répétition, de leurs illusions.
Le scénario s’appuie sur de solides piliers empruntés à la littérature, de Restif de la Bretonne à Emile Zola, et de Victor Margueritte à Alphonse Boudard. Voici la maîtresse, araignée sans scrupules, qui pèse sans cesse ce que marchandise et clientèle valent et promettent, et sa sous-maîtresse, préposée à la discipline et au moral des troupes. Voici l’astre du site, qui n’entend pas qu’une autre soit citée comme la meilleure affaire sur la place de Paris. Voici la provinciale piégée vierge, une aubaine.
L’économie bordelière est assez précisément décrite. Dans la brutalité de ses modalités d’embauche comme dans les routines de ses rites de débauche. Dans les promiscuités du dortoir en soupente comme dans le sordide des visites médicales. Dans ses liens avec l’économie ordinaire (le copropriétaire du lieu est ce que nous appellerions un grand promoteur immobilier) comme dans son échange de procédés (dénonciations, meurtres) avec la police ou/et la pègre. Chacune, ici, rêve d’évasion. La plupart espèrent en l’hypothétique agrafage d’un miché. Quelques-unes en leur libération par un amant de cœur. En attendant, recourent à l’opium ou/et à l’homosexualité. Jusqu’à la maîtresse, qui, elle, rêve de vendre et d’oublier, sous un ciel enfin banal, les plafonds dorés de son claque.
Maison close, épisode après l’autre, ne déroge pas à sa règle et rappelle combien, au Paradis, la chair est triste et lasse. En vérité, si l’on voulait en croiser de plus joyeuse, plutôt que sur Canal + cette série, il valait mieux, ces derniers temps, suivre sur France 2 Les Vivants et les morts. Gérard Mordillat, adaptant son propre roman, souligne combien les prolétaires s’adonnent à la fornication, que ce soit dans les liens ou hors des liens du mariage. Quels que soient le lieu et l’heure, et si noirs par ailleurs soient les conditions de travail ou les circonstances – ici la mise à mort, au nom du profit des actionnaires, d’une usine et d’une région. C’était, aux yeux de Timothée, l’intérêt principal d’un récit au demeurant pavé des plus respectables intentions.
Vu à la télévision Au paradis
novembre 2010 | Le Matricule des Anges n°118
| par
François Salvaing
Au paradis
Par
François Salvaing
Le Matricule des Anges n°118
, novembre 2010.