Un vieux puits, c’est ce qu’imaginent les parents de la petite Magda pour la dissuader de jouer dans les graviers de la cour trempés par la pluie. Il est censé l’engloutir. Mais cette idée, loin de rebuter l’enfant, déclenche au contraire en elle une excitante rêverie. Évidente métaphore de la mémoire, ce puits est aussi la réserve d’imaginations dans laquelle elle a baigné durant des années. En effet, les parents Szabó étaient tous deux épris de littérature et d’art ; pour eux, « écrire était une occupation aussi naturelle que prendre un bain ou se coiffer ». L’un comme l’autre ont été des écrivains manqués, jamais reconnus, de brillants dilettantes qui ont d’une certaine façon laissé échapper un destin littéraire. Mais Szabó les présente comme deux êtres d’exception et le Vieux Puits est une véritable une célébration de ce couple ; c’est sur eux que s’ouvre le livre, et toute l’autobiographie est à lire à travers ce prisme. Sa mère est une « fée qu’un sortilège avait transformé en être humain », jamais aigrie malgré une existence économiquement laborieuse, surmontant le réel grâce aux personnages et histoires dont elle ne cesse de peupler le foyer. Moins lumineux mais inspiré, le père est l’objet d’un amour vigilant, et c’est en le voyant, « petit homme maigre emporté par le vent dans son manteau noir, aux pans flottants » que la petite fille prend en un instant la conscience « qu’un jour il partirait en agitant ses ailes noires, sans se retourner ». Chaque chapitre vibre de cet amour filial, ainsi, dans cet aveu de dépit presque amoureux, « j’étais jalouse de mes parents (…), je me sentais en quelque sorte lésée par les phases de leur vie d’où j’étais exclue ». Construit thématiquement, comme d’autres autobiographies (on pense à L’Age d’homme de Leiris, quoique moins caustique), Le Vieux Puits illustre les topoï du genre avec grâce. Par exemple, l’amitié de Magda avec la petite Agancsos est pour le lecteur une plongée dans l’enfance retrouvée : sa vivacité fantasque et son pouvoir débridé d’imagination, développé dans les jeux avec une « passion de toxicomane » ; mais aussi les angoisses enfantines, dans l’évocation d’un lieu de famille - la maison trop propre de sa grand-tante. La langue de Szabó est classique, empreinte d’une nostalgie parfois poignante ; et on retrouve cette tonalité un peu crépusculaire propre à son univers, qu’il s’agisse de La Porte, du Faon ou plus encore de Rue Katalin, qui racontait l’histoire d’une famille dans un quartier de Budapest, et établissait entre passé et présent des frontières poreuses, où même vivants et morts pouvaient se côtoyer l’espace d’un moment.
Récit d’initiation et récit des origines, Le Vieux Puits retrace le cheminement qui fit de Szabó une lectrice puis un écrivain. Ses parents ont été les lecteurs originels, ceux avec qui elle a pu gravement discuter du destin de Szibill, sa première héroïne. Marchant dans leurs pas, elle a réalisé puis dépassé par son métier leur vocation inaboutie.
Paraît en même temps que le Vieux Puits, l’Instant (édité en Hongrie en 1989), un texte à part dans l’itinéraire de Szabó. Il s’agit d’une réécriture - en partie parodique - de l’Enéide ; l’écrivain hongrois imagine qu’Enée meurt, remplacé par son épouse Créüse, qui se rebelle ainsi contre la décision des dieux de la faire disparaître. Le récit, déconcertant par endroits - le mélange des tons et même des genres peut gêner - n’évite pas certaines pesanteurs de l’appareil mythologique, même si le texte réserve aussi des trouvailles. À lire comme une curiosité.
Le Vieux Puits de Magda Szabó
Traduit du hongrois par Chantal Philippe,
Viviane Hamy, 259 pages, 21,50 €
Domaine étranger Au pays des merveilles
mai 2009 | Le Matricule des Anges n°103
| par
Delphine Descaves
Magda Szabó revient sur son enfance, marquée par des parents artistes, dont l’imaginaire a constitué son premier terreau d’écrivain.
Un livre
Au pays des merveilles
Par
Delphine Descaves
Le Matricule des Anges n°103
, mai 2009.