À peine l’a-t-il fait naître à son imagination que le romancier regarde presque automatiquement « à l’intérieur » de son personnage. Comme en vertu d’un droit de conquête légitime, il ne se contente pas seulement d’en visiter la conscience, il s’y installe à demeure pour l’ausculter, pénétrant ainsi sans vergogne ses arcanes les plus reculés, au point que cette scrutation de ce qu’il y a de plus secret semble lui être devenue quelque chose d’absolument naturel. À l’inverse, qu’il feigne d’ignorer ou refuse carrément de savoir ce qui s’y passe, cela nous semble artificiel, voire incongru. Preuve que c’est notre expérience de lecteur qui a changé du tout au tout : notre position de témoin, de tiers à l’égard de « l’intime murmure d’une conscience » nous semble à nous aussi acquise. C’est cette accoutumance à l’égard d’une pratique narrative devenue convention, que Jean-Louis Chrétien, philosophe et poète, auteur, entre autres, de La Voix nue (Minuit, 1990) et de La Joie spacieuse. Essai sur la dilatation (Minuit, 2007), entreprend d’interroger. Un geste salutaire de déprise qui lui permet de tenter une mise en perspective des différentes manifestations de la conscience, telles que les a mis en scène le roman des deux derniers siècles. Dans cette épopée d’envergure dont le dessein global n’est rien de moins que de dresser « une généalogie des figures de l’intériorité, et de la manière dont elle devient subjectivité », le tome que nous découvrons ici, nous livre le premier moment consacré à l’usage du monologue intérieur, tandis que le second - déjà annoncé - traitera du style indirect libre.
Prendre acte de la rupture que représente cette transformation fondamentale - « l’apocalypse du roman » - pour en reconsidérer la « gravité » (« l’intrusion imaginaire dans une conscience fictive est un acte grave et qui ne va pas de soi : on peut se souvenir de cette gravité, ou l’oublier tout à fait »), voilà le propos de Jean-Louis Chrétien qui a d’abord à cœur d’en rappeler la dimension originellement biblique et théologique - même s’ « il est absurde, prend soin de préciser ce grand spécialiste des Pères de l’Église, de vouloir déduire et dériver le roman moderne d’une seule source et d’une seule cause, la pensée chrétienne de l’abîme du cœur a(yant) existé pendant des siècles sans produire de romans ». Par-delà donc les réserves morales, en écho à celles que formulait un Maritain, dans son débat avec Mauriac, à l’encontre de cette transgression fondatrice que constitue « le viol de l’intimité » perpétré par le romancier, il s’agit plutôt pour Chrétien de dégager les multiples sens revêtus par ce privilège fantastique qui, le temps d’un livre, nous arrache à notre finitude et nous exhausse à « ce que Dieu seul peut ». Dans cette démarche heuristique qui fait de la question de la limite (peras) et de l’illimité (apeiron) l’un des fils conducteurs de la réflexion, ce que vient d’ailleurs confirmer l’invention même du néologisme de « cardiognosie » à l’aune de quoi Jean-Louis Chrétien nous donne à apprécier, dans sa démesure inaugurale, le geste du romancier moderne, des « classiques » seront patiemment et rigoureusement médités : trois du XIXe siècle (Stendhal, Balzac, Hugo), et trois du XXe (Woolf, Faulkner, Beckett).
De Stendhal à Beckett, en passant par Hugo ou Faulkner.
Qu’il étudie le sens de l’intériorité chez Stendhal - un « bunker » ou plutôt, un « boudoir » directement modelé sur les nécessités d’une société calculatrice et hypocrite - ou celui hors de tout psychologisme, que Hugo porte à une dimension « cosmique » - « en communication agonique avec le monde » -, on est frappé par le délié subtil de la pensée de Jean-Louis Chrétien, soucieuse de faire voir avec précision le mouvement qui la porte, dans ses articulations, ses nuances et ses filiations, sans que jamais ce souci ne s’épuise au détour des recoupements et des paradoxes que sa vaste érudition et sa maîtrise du mot (aussi bien anglais, grec que français) suscitent.
À y regarder de près, l’usage soi-disant incontesté du régime de la « cardiognosie » connaît bel et bien ses limites, ses apories, et ce sont sur elles que l’auteur choisit aussi de s’arrêter. Amorcé par Faulkner, dans la lignée directe des perplexités que formulait déjà Hugo, ce mouvement de retrait, qui se traduit, notamment dans Lumière d’août, par l’injection constante d’éléments de doute, de « clair-obscur » dans le statut désormais incertain voire « indécidable » de la conscience, atteint son point de rupture franc et définitif chez Beckett, où, de façon plus radicale, c’est la notion d’incarnation en personnage qui se trouve contestée. Ces scrupules que pratiquent certains romanciers envers ce qui les excède et reste à eux préservé comme mystère, Jean-Louis Chrétien les appellerait sans aucun doute pudeur ou humilité.
Conscience et roman, I La conscience au grand jour de Jean-Louis Chrétien
Éditions de Minuit, « Paradoxe », 288 pages, 28 €
Domaine étranger Droit de regards
juillet 2009 | Le Matricule des Anges n°105
| par
Sophie Deltin
L’intrusion du romancier dans la conscience de ses personnages va-t-elle de soi ? Jean-Louis Chrétien réinterroge cette évidence.
Un livre
Droit de regards
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°105
, juillet 2009.