Une cohérence secrète parcourt l’œuvre de Somoza. Son dernier roman la parachève en ajoutant aux mystères de l’art et de la science ceux de la religion. La Dame n° 13 s’interrogeait sur le pouvoir des Muses et des vers, sur ces grandes inspiratrices qui ont confié des formules fabuleuses et dangereuses aux poètes. Clara et la pénombre mettait en scène des corps peints en se demandant jusqu’où l’on pouvait les utiliser pour la richesse de l’art. La Théorie des cordes jouait à confronter les plus abstruses spéculations de la physique à de menaçantes aventures temporelles. Chaque fois, une intrigue criminelle animait le récit en une sorte de thriller. C’est ce que l’on retrouve avec plaisir dans La Clé de l’abîme, mais avec un fantastique plus échevelé… Car c’est la religion qui est ici dépeinte avec force figures et images pour être mise en question.
D’abord on ne comprend guère que l’on a changé d’époque. Un subalterne employé du Grand Train est confronté à un terroriste dont la poitrine est harnachée de sang et d’une bombe complexe. Ce dernier confie un lourd secret à l’innocent Daniel Kean à son insu devenu le messager d’une révélation. On se doute que sa banale destinée de sceptique jeune homme marié à la croyante Bijou et père d’une petite Yun va subir bien des bouleversements. Entraîné par une bande armée, il parcourt les souterrains qui innervent l’Allemagne jusqu’à ce que, à cause de son incapacité à délivrer la révélation, l’on tue devant lui sa chère Bijou. Yun lui est enlevée. Une bande rivale l’emmène alors au Japon. Fin de la première partie où les humains se divisent entre « corps conçus » et « corps biologiques ». Un nouveau livre en « Quatorze Chapitres » domine le monde : « La Sainte Bible de l’Amour et de l’Art »… Nous sommes après « la chute de la couleur », sur une planète terre de science-fiction.
Les deux parties suivantes, Japon, Nouvelle-Zélande, s’opposent en se complétant. Il s’agit d’escalader une tour en une quête délirante et kaléidoscopique des mots de la révélation puis de pénétrer de telluriques profondeurs. La partie finale, « Abîme », accède à « la ville-cadavre de cauchemar » et à un vaisseau enfoui sous le Pacifique qui fut le refuge d’une humanité aux pouvoirs génétiques étendus (une arche de Noé futuriste), là où la « Clé » ou « Cité de Dieu » n’est rien moins que le décodage de la Sainte Bible pour en montrer l’inanité : l’Histoire et la science remplacent enfin les textes cryptiques qui régissent les croyants parmi leurs peurs et leurs luttes de pouvoir obscurantistes. Le sort du Dieu fantasmatique est réglé. Peu à peu, le lecteur averti a deviné un infra texte, comme le confirme la « Note de l’auteur » : les mythes de Cthulhu et l’œuvre de Lovecraft nourrissent les créatures et le Dieu postulés par les croyants.
Il y aura des passionnés de trépidante heroïc fantasy pour adorer ce roman. Les détracteurs y dénonceront l’accumulation (surtout aux deux parties centrales) de péripéties un peu ridicules. Force est pourtant de constater l’étonnante capacité de Somoza à phagocyter les genres. Il y a dans cet apologue une remarquable réflexion sur les pouvoirs de manipulation et de fabulation des religions qui utilisent l’ignorance et la peur pour masquer le réel et l’Histoire, pour assurer leur tyrannie : « discuter avec un croyant revenait à perdre d’emblée », constate Daniel. Ou encore : « La Vérité est un mercenaire engagé par le Maître ». En ce sens, « détruire Dieu » est salutaire ; reste cependant ce besoin de transcendance, ce mystère de la création auxquels Somoza n’apporte guère de réponse. Car il n’y en a peut-être pas. « Je déteste les croyants, mais je ne peux pas me passer de ce qu’ils croient », se lamente un des personnages de ce roman ébouriffant.
La Clé de l’abîme de José Carlos Somoza
Traduit de l’espagnol par Marianne Millon
Actes Sud, 384 pages, 22,50 €
Domaine étranger Une foi diabolique
septembre 2009 | Le Matricule des Anges n°106
| par
Thierry Guinhut
Entre science-fiction et thriller, suivons l’aventure planétaire de José Carlos Somoza pour trouver la cité de la mort de Dieu.
Une foi diabolique
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°106
, septembre 2009.