Bouleversant le dernier livre de Jean Roudaut. Quasi testamentaire même. Car sous un titre qui n’est qu’une manière particulièrement élégante, sinon de prendre congé, du moins de rendre raison de ce qui fut, c’est de mort, d’amour et de parole qu’il s’agit. Des réalités à qui nul n’échappe et dont il nous montre ce qui les lie inexorablement. En effet, tandis qu’il assiste, impuissant - le pire succédant au mal, interminablement - à la longue agonie de celle à laquelle il avait adossé sa vie, Jean Roudaut se souvient et médite. De la défaite des trop humaines certitudes à l’acquiescement à l’irrémédiable, en passant par l’absolu dépouillement - « tout avenir interdit, toute pensée décomposée » -, c’est aussi de ce qui continue de nous relier à l’objet d’amour perdu qu’il nous entretient. « Ni défaillante, ni lointaine, ni disparue, mais tout ensemble : absente. Etrangère à la communauté vivante, et cependant encore tangible, audible ». Impalpable présence autant qu’absence obsédante - présence absente à laquelle il ne peut s’empêcher de parler.
Conjuguant regard rétrospectif et regard intérieur, il parle, constate, avoue, confesse. Avec une lucidité stupéfiante, il reconnaît que « près d’un mourant, on ne pleure pas ce qu’on perd, mais ce qui reste à perdre ». Concède qu’elle et lui avaient cru que de s’aimer, « tout était accordé » ; que « ce que l’un avait attendu de l’autre ne lui fut pas donné » ; que l’écriture fut sa compagne et que l’attention qu’il avait pour les mots, « il ne sut pas l’étendre aux gestes », ne s’intéressant pas à ce qu’elle entreprenait « parce qu’il ne voyait en ses actes que de la dissipation ». Que c’est ainsi que s’installe l’habitude - « qui est sans surprise, chacun se satisfaisant de soi » -, et que « trop malheureux ensemble pour avoir le courage de se séparer », on finit par ne plus se parler. Impossible conversation, tant il ne peut y avoir d’échange vrai qu’entre égaux. Mais maintenant qu’il n’a plus d’interlocutrice, il peut, « sans mouvement d’humeur, sans négligence de sa différence, converser avec elle ».
Terrible aveu : « Il ne lui parle que depuis qu’elle est morte. A chaque instant. Sous n’importe quel motif ». « Il ne lui a jamais tant parlé, ni si franchement que depuis qu’elle n’entend plus ». Ce qu’il vit, connaît, perçoit se change en propos pour l’absente, ce qui, en retour, l’absente à soi. Lent processus de désappropriation de soi derrière lequel on voit qu’aimer c’est peut-être accepter de partager, non la vie de l’autre, mais sa mort. « On ne peut aimer vraiment qu’un absent ». Conception que Roudaut retrouve chez Proust, Balzac, Madame Guyon, saint Augustin, Platon, et qui est celle du pur amour, qui est « renoncement absolu à ce qui se possède, et par suite à soi ». À l’image de la véritable conversation, qui ne peut exister que débarrassée du souci de convaincre. « Aimer et parler sont une même chose, quand ils sont sans objet ».
Venant de la part d’un homme qui a choisi l’écriture en sachant combien écrire c’est vivre séparé - d’autrui, du monde, de soi -, de tels propos ne sauraient surprendre. Jean Roudaut sait - toute son œuvre en témoigne, de Trois villes orientées jusqu’à Lieu de composition en passant par Autre part et Ce qui nous revient, sans oublier ses essais sur Butor, Perros, Pinget, Des Forêts - combien la littérature est le lieu par excellence où s’éprouvent la notion de vérité. Qu’elle est ce lieu d’apparition de figures, de paysages et de destins à travers lesquels le lecteur, transmutant tous ces signes en images personnelles, se découvre lui-même. Ainsi de L’Art de la conversation, leçon de sagesse - « Ne rien espérer d’autre que ce qui est » -, autant que saisissant exercice de désaisissement préparant à « ce qui n’a pas lieu d’être », la mort.
L’Art de la conversation
de Jean Roudaut
Éditions Empreintes, 112 pages, 17,50 €
Domaine français Décomposition du lieu
octobre 2009 | Le Matricule des Anges n°107
| par
Richard Blin
De l’amour pur à l’art de la conversation, c’est l’ombre de la mort qui toujours nous accompagne selon Jean Roudaut.
Un livre
Décomposition du lieu
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°107
, octobre 2009.