Europe N°971 (Claude Esteban, Bernard Manciet)
Disparu soudainement en avril 2006, on constate, quatre ans après, par la richesse du volume que la revue Europe lui consacre, combien l’œuvre de Claude Esteban retient l’attention des critiques et poètes d’aujourd’hui. Ce dossier ne masque d’ailleurs jamais, pour ceux qui en témoignent, l’attention raffinée de cet homme, son humour, sa discrétion, et le tact d’une rare élégance que sa pensée révélait lorsqu’il s’agissait de défaire la croyance aveugle à tous propos d’auteur, ou à telle théorie de la traduction. Partons de là, puisque Claude Esteban, d’avoir non seulement été l’influent traducteur de Paz, Lorca, Góngora, Quevedo ou Pizarnik, en passant par T. S. Eliot ou Virgile, fut confronté à l’épreuve, selon ses mots, de son propre bilinguisme (espagnol par son père, français du côté maternel), qu’il réfléchira dans Le Partage des mots (Gallimard, 1990). Dans cet essai majeur, sur lequel reviennent Marie-Claire Zimmermann, ou encore Dawn M. Cornelio dans « à l’écoute de la voix de l’autre », Zimmermann rappelle qu’à la suite de « l’étrange déchirement, non pas entre deux langues, mais entre deux univers mentaux », Esteban chercha à mettre en lumière, « de manière tenace, entre contrainte et plaisir, celui des divergences »fondamentales« qui existent entre la langue française et la langue espagnole », du « goût de la »notion pure« » de la première à cette acceptation, chez la seconde, de la « vitalité de l’immédiat, (…) pour nommer les moindres aspects des choses dans la fugacité de l’instant ». Sans doute nomme-t-elle là, très justement, ce qui fit, entre écart et proximité, la spécificité de sa langue poétique (des poèmes aux proses, à la réserve stylistique de ses essais), son déploiement entre le lyrisme retenu de Sept jours d’hier (1993) par exemple, et celui, minimal, de L’Insomnie, journal (1991), pourtant écrit directement en espagnol. Voire, comment sa langue s’enrichissait d’une sorte de baroquisme tenu à la gorge dans ses essais su
Benoît Conort, lui, dans « L’itinerrance du roi Lear » rappelle comment, dans Sur la dernière lande (1996), Esteban envisage le monologue de Lear, relevant l’apparente contradiction qu’il y aura eue entre sa blessure vécue de 2006, son immobilisme contraint, et ce qu’elle allait parcourir néanmoins dans le corps du sujet, jusque dans le spectre mental qu’elle revêtit, car, est-il écrit dès 96, la « vieille cervelle aussi / a besoin d’une béquille, boite, // boite, mon pur esprit, les crapauds / rient dans leur marécage ». Signalons également un dossier sur le trop méconnu poète gascon Bernard Manciet.
Europe N°971, 480 pages, 20 €