Reif Larsen, dont il s’agit du premier ouvrage, donne vie à un enfant de 12 ans, T.S. Spivet, qui tient ses prénoms d’une tribu indienne et du sansonnet migrateur. Il réside sur la ligne de partage des eaux des Rocheuses, sur un ranch paumé où son père mutique élève du bétail. Sa mère, le Docteur Clair, est une entomologiste obsédée par une introuvable cicindèle vampire. Pour lui, ce ranch est un « temple de l’imagination », situé dans « l’Ouest, monde des mythes, de la boisson et du silence », alors qu’il rêve de se rendre dans « l’Est, monde des idées ».
C’est grâce à ses talents précoces de cartographe et d’illustrateur scientifique, et par l’entremise d’un proche, qu’il remporte le prestigieux prix Baird du Smithsonian Institute où il est attendu pour prononcer son discours de réception. Le voilà quittant de nuit sa famille, son chien « Merveilleux », sa sœur branchée pop, le souvenir de son frère mort… Un interminable train de marchandise l’emmène jusqu’à Chicago où un illuminé de Dieu a failli le tuer. Un routier le dépose, ensanglanté, à Washington, où il étonnera ses pairs plus âgés, les médias, jusqu’au Président, quoique leur préférant le « Club du mégathérium » et ses rocambolesques aventures.
Il s’agit d’abord d’un voyage à rebours des conquérants de Far West, puisqu’il amène T.S. Spivet, depuis le Montana, jusqu’à la capitale fédérale. L’enfant des frustes espaces conquiert son identité en conciliant les deux volets de l’Amérique. La dimension géographique, gorgée des couleurs paysagères, se mêle à l’étrangeté temporelle du jour et de la nuit, de la vitesse et du sommeil.
Le voyage généalogique ensuite lui permet de découvrir son ancêtre du XIXe siècle, Emma, dont il lit le récit de vie dans un carnet dérobé à sa mère. Dans un passionnant roman emboîté, il s’identifie avec celle qui se découvre un mentor et un second père chez un naturaliste boulimique de collections, cherchant à rassembler « tout ce qui existe au monde », et qui devient la première femme géologue à participer à une expédition dans l’Ouest. Parcours à lire comme un miroir inversé de celui T. S. Spivet, tandis qu’il fonde chez lui une réflexion sur les devoirs et pouvoirs du romancier, entre les qualités d’ « empiriste stricte » de sa mère et sa capacité « d’inventer toutes ses émotions chez nos ancêtres ». Il s’interroge : « Etait-ce dans notre sang d’étudier la vie d’un autre et de négliger la nôtre ? »
Voyage enfin parmi les disciplines scientifiques, cartographie, botanique, médecine : celui de la curiosité visuelle, auditive et intellectuelle jamais rassasiée de ce jeune héros. Ses croquis sont omnivores : insectes, wagons, « miracle du béton » ; ses cartes hallucinantes : du « champ de chauve-souris » au réseau de fibres optiques, en passant par l’implantation des McDo’s. Il dessine les « sons du silence », « les zones d’activité anormale chez les enfants prodiges ». Il réfléchit à la relativité, la physique quantique, la rémanence du passé, « les futurs possibles »… Ce vibrant éloge de la science est également une plaidoirie en faveur des théories de l’évolution de Darwin, contre l’obscurantisme. Il veut comprendre « comment tous les petits morceaux du monde tiennent ensemble » grâce à « une mine d’analyses projectives, d’études de cas et de métaphores ».
Ce roman d’apprentissage se double entre nos mains ravies de nombreux dessins, vignettes et frontispices, mais surtout dans les marges, comme autant de notes étoilant le texte, de pensées irradiantes. C’est simple et intrigant comme un roman pour ados, dans la lignée des fondateurs de la littérature américaine à la Mark Twain. Mais par la richesse thématique, nous ne sommes pas loin du Mason & Dixon de Thomas Pynchon, dans lequel deux grands cartographes du XVIIIe siècle fondent une épopée, infiniment plus complexe sous la langue de cet aîné de Reif Larsen, qui n’a en rien à rougir de l’apparente modestie de son roman nourrissant.
L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet de Reif Larsen
Traduit de l’américain par H. Pascal, Nil, 394 p., 21 €
Domaine étranger Voyage avec bagages
juin 2010 | Le Matricule des Anges n°114
| par
Thierry Guinhut
L’éblouissante traversée d’un gamin prodige à travers les sciences et les états-Unis, saluée par Stephen King.
Voyage avec bagages
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°114
, juin 2010.