Nous connaissons désormais ces acteurs – bourreaux et victimes – et ces épisodes : accompagnant l’avancée de l’armée vers l’Est, les massacres dans les shtetl, les regroupements dans les ghettos des grandes villes, la faim et les épidémies qui y règnent, la police juive et ses responsables, mi-martyrs mi-monstres, les actions régulières, les appels sans fin avant le grand voyage, les cachettes de hasard pour ceux qui ne veulent pas se livrer si facilement – et les camps à l’horizon, la mort et la fumée des crématoires… Piotr Rawicz subit tout cela : juif ukrainien, il réussit à s’enfuir en Pologne, y est arrêté mais parvient à convaincre les nazis qu’il n’appartient pas au peuple maudit, survit, deux ans durant, à Auschwitz, est transféré à Leitmeritz, près de Terezin, et libéré en mai 1945. En 1961 paraît Le Sang du ciel, récit que Rawicz a écrit directement en français : il a en effet quitté la Pologne en 1947 et s’est installé à Paris, où il a fait des études et est parvenu à survivre, dans des conditions matérielles difficiles.
Il nous avertit dans une postface, courte mais éclairante : « Ce livre n’est pas un document historique. Si la notion de hasard (comme la plupart des notions) ne paraissait pas absurde à l’auteur, il dirait volontiers que toute référence à une époque, un territoire ou une ethnie déterminés est fortuite. Les événements relatés pourraient surgir en tout lieu et en tout temps dans l’âme de n’importe quel homme, planète, minéral… » Effectivement les termes nazis ou juifs sont à peine prononcés, il y a bien là une « garde », une « Armée », une « Milice » (« faux militaires et vrais croque-morts munis de pauvres matraques ») mais celles-ci, bien qu’agissant très concrètement, ont aussi une valeur comme allégorique. L’écriture elle-même, très métaphorique (Rawicz insère parfois des poèmes, complaintes sardoniques, d’un surréalisme douloureux), en même temps rend la vision plus aiguë et détache le récit de sa réalité crue. Enfin le système narratif accentue ce qui semble ressortir davantage à une volonté de mise à distance qu’à une quête d’originalité : le narrateur initial commence par écouter les confidences du héros, nommé Boris, son « client », à la terrasse d’un café parisien. Celui-ci se livrera d’abord dans un long monologue, mêlant la confession pathétique aux jugements cyniques – puis (si l’on comprend bien) laissera au narrateur un manuscrit, que dès lors celui-ci, à sa guise, citera, résumera, commentera. Sans doute s’agit-il là de précautions, non pas oratoires, mais vitales : si Rawicz s’est tu pendant plus de quinze ans, c’est que la douleur, elle, se faisait entendre – à laquelle il faut désormais donner une forme. Rawicz y est parvenu – et c’est la découverte d’une œuvre forte et surprenante que nous offre cette réédition (si l’on ne peut que saluer cette initiative, et la volonté de poursuivre sur cette voie, on peut regretter les trop nombreuses coquilles – ainsi que quelques fautes de goût : le titre de la collection « Suicide Season », une préface inutilement alambiquée et dithyrambique…). C’est bien une voix originale qui nous parle ici, rusant avec le désespoir, un Jérémie prêchant solitaire du fond de l’abîme, du cœur du désastre qui ensevelit les siens. Les scènes cauchemardesques qui sans doute le hantaient, nous devons, le lisant, les affronter : cette humanité-là est la nôtre, où le courage et la lâcheté, l’abjection et le sacrifice s’entremêlent. Sa sincérité exige, en contrepartie, notre lucidité.
Thierry Cecille
Le Sang du ciel
Piotr Rawicz
2ème Edition, 279 pages, 18 €
Domaine français Fragments du désastre
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Thierry Cecille
Piotr Rawicz tente d’inventer une forme pour affronter et raconter l’extermination : un « conte antiphilosophique », un cauchemar maîtrisé.
Un livre
Fragments du désastre
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.