Le lieutenant Louis Poirier est un jeune homme de 29 ans. Depuis peu, il enseigne la géographie au lycée de Quimper ; il est l’auteur d’un livre, refusé par le comité de lecture de Gallimard, qui le juge ennuyeux et trop disert, mais salué par André Breton auquel il l’adresse. La guerre interrompt la correspondance du pape du surréalisme et de l’écrivain du Château d’Argol. Le lieutenant Louis Poirier va avoir 30 ans lorsqu’il est capturé par les Allemands en juin 40 non loin de Dunkerque.
Des trois semaines de campagne qui précèdent sa capture, il tirera, à son retour du stalag de Silésie, la matière de ses Souvenirs, journal de guerre a posteriori, et d’un court récit inabouti, resté sans titre. Dire que la publication posthume de ces deux manuscrits de guerre de Louis Poirier, Gracq balbutiant, fait tomber les masques, serait exagéré. Affirmer que l’on trouve plaisir à les lire n’est pas infondé. Le lecteur assiste au surgissement du je des Souvenirs et à sa transmutation en il dans le récit. Le lecteur enchanté d’Un balcon en forêt (1958) assiste au passage d’une forme textuelle à l’autre, et voit dans les manuscrits se déployer les expériences d’une alchimie qui n’a pas encore trouvé sa formule. Des Souvenirs au Balcon en forêt, en passant par le récit, ce sont en effet les trois états de la matière gracquienne qui se donnent à lire. L’état solide du réel dans le journal, presque à chaud, sans autre forme de procès littéraire, l’état liquide des événements fondus dans le récit qui se veut fiction mais qui n’est encore que rédaction, l’état gazeux dans l’éther exquis du roman.
L’expérience existentielle de la bataille de France de 1940 et de la débâcle qui s’ensuivit fournira sa tension (entre attente d’une action et avènement improbable de celle-ci) aux romans de Gracq, deviendra le principe moteur de son écriture. Dans le récit imparfait et encore trop pesant du manuscrit, l’auteur compare cette « guerre-ci », celle de 39-40, à « l’autre », celle de 14-18, et pressent a contrario ce qui deviendra l’essence même de sa prose : « Tandis que cette guerre-ci était grise, trop “congés payés” à côté de l’autre avec ses mornes déplacements de foules abruties – la poésie d’une guerre, c’est l’ennui quand on la fait, met des dizaines d’années à distiller ses pures essences ; et d’ailleurs il y a des guerres, même glorieuses, qui restent à distance sans aucune poésie : les guerres de la Révolution, par exemple, jusqu’à la campagne d’Italie – personne n’en a jamais rien tiré. » Se rêvant encore, comme un enfant désappointé, en Fabrice del Dongo assistant de loin à l’ultime bataille, Louis Poirier ne perçoit pas alors que la singularité de cette guerre lui donnera la sienne.
Dans le récit, qui développe les événements de deux jours (le 23 et le 24 mai 1940) relatés plus brièvement dans le journal, Gracq se cherche, au travers de longues comparaisons et de formules de modalisation (« on eût dit ») ; il tente de percer la chape de l’ennui en introduisant des références exotiques pour le moins incongrues : les bisons d’Amérique, les Aztèques, les Mongols, la « pirogue du Polynésien »… A deux exceptions près (certains passages de la description du baptême du feu, et la capture de deux Allemands en side-car), il manque son but, là où le journal, incontestablement plus enlevé, plus inattendu aussi, nous touche.
Il commence le 10 mai 1940 à Winnezeele (Flandre), le jour de l’offensive allemande contre les Pays-Bas, la Belgique, le Luxembourg, et la France, qui aboutira, trois jours plus tard, à l’enfoncement du front de Sedan, puis au déploiement des troupes allemandes au nord-ouest de la France, permettant d’encercler les troupes françaises occupées en Belgique. Le bataillon de Louis Poirier suit cette débâcle, de Dunkerque à la Belgique et la Hollande et retour, jusqu’au 2 juin, date où les soldats français sont faits prisonniers, à Zyckelin. La chronologie des événements de cette « unité désœuvrée » n’a que peu d’importance, au fond ; elle cède à la débandade – pas de cartes pour s’orienter, absence d’ordres clairs, déplacements absurdes. Dans son Etrange défaite, Marc Bloch tentait d’établir avec lucidité les responsabilités des gouvernants et l’état d’esprit français qui avaient mené à la drôle de guerre ; dans son journal, Gracq note ses mouvements et ses humeurs. On appréciera aussi bien ses notations sur les paysages que ses commentaires sur la lâcheté ou l’ivrognerie de ses collègues. 10 mai : « Ma grande préoccupation du moment : être près de la mer. Les fusils mitrailleurs dans l’herbe des dunes, la mer à gauche, où on verrait évoluer des canonnières. Dans les terres, je me sentirais perdu. Mais là, au bord de la mer, l’aventure ne se présenterait pas sans charme. »
L’auteur convoque tantôt Labiche, tantôt Lautréamont, pour figurer l’univers de fantasmagorie dans lequel il évolue. Parfois, c’est le sien qui émerge déjà, d’entre Le Rivage des Syrtes et Un balcon en forêt : « Peut-être pourrait-on aller jusqu’à dire que deux troupes s’approchent l’une de l’autre avec quelque chose de la curiosité ambivalente de l’amour. », et « La guerre – nous l’avons traversée. Nous avons touché barre de l’autre côté, passé la crête, respiré dans le pays interdit. Maintenant nous sommes tabous. »
Chloé Brendlé
Manuscrits de guerre
Julien Gracq
José Corti, 246 p., 19 €
édition avec fac-similé, 29 €
Histoire littéraire La forme d’une guerre
mai 2011 | Le Matricule des Anges n°123
| par
Chloé Brendlé
Les éditions Corti publient deux manuscrits inédits de Julien Gracq sur la campagne française de 1940. Instructif.
Un livre
La forme d’une guerre
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°123
, mai 2011.