De quoi parle vraiment L’Inconscience ? peut-on se demander, une fois qu’on en a achevé la lecture. Que la réponse ne s’impose pas si facilement est un signe que l’on mettra au crédit de ce roman très abouti, le quatrième de Thierry Hesse, publié trois ans après Démon. Dans ce livre, il était question d’une histoire familiale douloureuse et longtemps tue, le meurtre des grands-parents du narrateur par les nazis, quelque part dans le Caucase soviétique, et du désir de ce dernier, grand reporter, de bâtir un pont au-dessus de l’oubli en partant à Grosny couvrir le martyre tchétchène, un crime d’État commis dans l’indifférence de l’Occident. Si Démon imbriquait mémoire intime et plaies d’un siècle tissé de massacres à grande échelle, L’Inconscience resserre la focale sur les Vogelgesang, une famille paisible installée à Metz, en Lorraine – région dont Thierry Hesse est originaire et où il vit.
Le temps qui rythme ici la narration est celui des relations entre deux frères, Marcus et Carl, avec puis sans leurs parents. De l’enfance dans les années soixante bercée par les préceptes chrétiens de la mère, aux destinées divergentes de deux hommes pris dans les vacillements de la maturité. L’espace est celui de la province, celle des premiers livres de l’auteur, un pôle d’immobilité pour Carl, cadre dans le secteur de l’assurance : « En quarante ans, si l’on veut, Carl avait gagné un étage. Et, seconde ironie de l’histoire, la fenêtre de son bureau, c’était à quelques mètres près la fenêtre de la chambre qu’il partageait, enfant, avec son frère Marcus. » Celui-ci a commencé par fuir très jeune sa ville natale – vers l’Espagne d’abord, puis vers le reste du monde – pour n’y plus revenir pendant presque deux décennies. Il a ainsi laissé son cadet de trois ans dans un désarroi dont il ne prendrait conscience que lorsque Carl, devenu père de famille, le contacterait pour renouer avec lui. Entretemps Marcus s’est adonné à l’art de l’errance avant que le hasard et une opportunité professionnelle ne le conduisent à Roubaix. Il est resté sans attaches, sans souci existentiel majeur. Il y aura néanmoins au fil des années, celui de sa différence d’âge avec ses étudiantes – et potentielles maîtresses. Un écart qui bien sûr se creuse à chaque rentrée à l’Institut universitaire où il enseigne l’ethnologie, après avoir officié dans l’animation socio-culturelle. Marcus verra Carl et les siens à chaque Noël et ce devrait être comme autrefois. « J’ai un frère, pouvaient-ils se dire à présent. J’ai un frère et je suis un frère. » Il leur reste à découvrir ce que cela signifie.
L’Inconscience s’attache aux relations entre ces deux hommes, à leur proximité et leur dissemblance (tous deux à l’adolescence ont aimé la musique rock, l’ont pratiquée, n’y ont pas senti ni trouvé la même chose) à la prise de conscience progressive, surtout, de l’importance de l’autre pour chacun, de l’incompressible part commune de leurs existences. La construction morcelée de la narration permet au récit de s’assembler comme un puzzle dont le lecteur garde longtemps en main les ultimes pièces. On ne trahira aucun suspens en révélant que Carl va être victime d’une chute qui le plongera dans l’inconscience : cet accident est révélé dès le deuxième chapitre et l’essentiel vient après. Qu’est-il arrivé à son « petit frère », se demande Marcus. Comment un homme solide, dénué de toute fantaisie, l’époux de Gladys, une femme charmante et aimante, et le père de trois beaux enfants en arrive-t-il à bouleverser leur existence et à plonger ainsi dans le vide ? « Durant presque cinquante ans, son frère avait marché droit, si droit que cela paraissait incroyable, et voici que, fin 2008, quelque chose s’était produit avec le dénommé Jean-Jacques Stern – une rupture d’équilibre, une métamorphose – et Carl s’était mis à danser. » Stern (on ne peut éviter de penser au fameux banquier en combinaison latex) est de ces prédateurs en col blanc comme l’époque en produit. Une sorte de Dorian Gray de province, recruté par la société qui emploie Carl pour redresser le navire, un esthète aux faux airs de Michael Caine, rusé comme un maquignon, sympathique comme un trader. Stern a son idée sur la tournure que doit prendre la carrière de Carl et commence par l’amputer de la moitié de son patronyme : Vogelgesang (« chant d’oiseau »), on n’a pas idée… Ce sera Vogel désormais et ils seront Stern & Vogel, associés. La vraie vie peut commencer. Le destin de Carl va se sceller ainsi et prendre tragique tournure, tandis que Marcus est en virée à Barcelone avec une étudiante. Il revit au même endroit – et à la première personne – le voyage initiatique et amoureux qu’il fit autrefois dans l’Espagne alors en passe d’être délivrée de Franco. Pour la deuxième fois en trente-trois ans, il fait défaut à Carl qui avait besoin de lui.
On imagine, un temps, que l’enjeu est la possible sortie du coma de Carl, pris en charge à prix d’or par un neurochirurgien qui, dans sa clinique de grand luxe, s’adonne à un fructueux commerce de miracles. Cette attente, dans le corps du livre, c’est ce qui est nécessaire pour qu’après le séisme, la tectonique des consciences aboutisse à un nouvel équilibre. Et que chacun puisse réinventer son lien à l’autre, trouver une place à soi dans le roman familial.
Jean Laurenti
L’Inconscience
Thierry Hesse
Éditions de l’Olivier, 329 pages, 19,50 €
Domaine français Celui qui manque
septembre 2012 | Le Matricule des Anges n°136
| par
Jean Laurenti
Avec L’Inconscience, Thierry Hesse, toujours sensible à la palpitation du monde, revient à un questionnement sur la nature profonde des liens familiaux.
Un livre
Celui qui manque
Par
Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°136
, septembre 2012.