Quand on a 17 ans, la vie, ça fout la trouille. Obligé. Camille – un nom de fille, un nom de garçon, une identité en devenir – regarde en boucle des films. Elle se dope d’images, vit par procuration des émotions. Camille s’empiffre de Sailor et Lula et d’In the mood for love, du Mépris et des Liaisons dangereuses, de Cet obscur objet du désir et du Secret de Brokeback Mountain, excusez du peu. Des trucs impossibles aux yeux de ses copains de lycée plutôt tentés par la bière, la vodka, la fumette… l’ordinaire des ados. Camille, narratrice peu douée pour la mélancolie et dotée d’un parler sensible, humour vif et métaphores tranchantes, s’abandonne à d’intenses impressions : « Il n’y a rien que j’aime plus que d’être dans une salle de cinéma, dans le noir, à l’abri du monde. J’ai le sentiment que là, il ne peut rien m’arriver. Que je vais me nourrir par les yeux. Oublier le moche. Apprendre. Sans juger, sans rien risquer. » Dix-sept ans, pas le plus bel âge de la vie donc, mais plutôt un bouillon de cultures, d’esprit coup de griffes, d’espoir sans nom. Un cocktail explosif, qui parfois peut se révéler fatal…
Claudine Desmarteau est illustratrice, elle a publié de nombreux albums1, des romans illustrés pour la jeunesse façon série avec un héros déluré, Petit Gus, et cet automne, un « vrai » roman, ce Troubles plus que troublant : effervescent. Au dessin et à l’écriture, la Desmarteau est du genre débridé, une rockeuse, une croqueuse tout feu tout flamme des riens de l’existence qui font le grand tintamarre d’aujourd’hui. Dans une fausse pagaille joyeusement orchestrée, rythmée à point, le credo Desmarteau se fait entendre : bousculons, décortiquons, cherchons le vrai, osons appeler un chat un chat, rions et pleurons, le tout dans un même élan, sur la même page. Cette Camille pourrait bien être une petite sœur de l’auteur, ou sa propre fille, ou bien sûr, une sorte de double. Délurée, pétillante, anticonformiste et surtout, d’une rare acuité, sa narratrice porte sur le monde, les personnes, les relations entre les jeunes et les adultes, les enfants et leurs parents, un regard perçant, parfois vache, toujours sans concession, moqueur, provocateur, et tout autant, bourré de tendresse.
Sa Camille se projette dans des images, se rêve une vie en cinémascope, une échappée vers la liberté. Fred, son copain – une sorte de frère à la vie à la mort –, lui, sombre doucement, inexorablement, dans des paradis artificiels. Il a un tube fétiche, de Radiohead : « We are accidents / Waiting / Waiting to happen ». Traduction : « Nous sommes des accidents / Attendant / Attendant de se produire. » Envolés innocence, insouciance et désir. La gamine, elle, refuse de s’effondrer, s’acharne à s’inventer une inexistence. À défaut de réveiller sa bande d’endormis, réfugiés dans l’attente, Camille s’insurge, seule : « On nous en a raconté, des histoires de princes et de princesses qui se chériront comme au premier jour jusqu’à la fin des temps. C’est de la merde en barre, ces contes niaiseux. » L’amitié, l’amour, le sexe, des trucs que l’on n’ose à peine imaginer, encore moins nommer, et qui tenaillent violemment nos deux adolescents.
Claudine Desmarteau écrit le présent et le « no future » d’ados pas plus mal lotis que d’autres. Elle donne à ce spleen qui leur colle à la peau, les torture au ventre, des phrases chaloupées, d’une simplicité dévorante, presque poétique, un rien romantique. Et pourtant. Elle les met face à leur réalité, les rudoie. Dialogues entre Fred et Camille : « Tu préfères les filles ou les garçons ? » « T’as fumé quoi, là ?… » « Réponds pas, si t’as pas envie. » Claudine Desmarteau, en quelques mots, tend la main aux ados, leur offre un lieu, une histoire, pour nommer le mal de vivre.
Martine Laval
1Hit parade des chansons qu’on déteste (Sarbacane)
Troubles
Claudine Desmarteau
Albin Michel, « Wiz », 188 pages, 12 €
Domaine français Le plus bel âge
novembre 2012 | Le Matricule des Anges n°138
| par
Martine Laval
L’illustratrice Claudine Desmarteau percute avec Troubles, un roman tendre et mordant sur les ados d’aujourd’hui.
Un livre
Le plus bel âge
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°138
, novembre 2012.