En 1980, un jeune lycéen de 17 ans visite une exposition dans une petite galerie londonienne avec ses camarades de classe et son professeur d’anglais. Il y voit, parmi d’autres toiles, l’Homme nu au rat de Lucian Freud : il faut que le choc ait été puissant, profond – et assez bouleversant pour susciter une traque que le silence et le mépris du peintre, vingt ans durant, ne réussirent à désarmer.
Mais la ténacité a du bon et aura su vaincre la résistance d’un artiste des plus secrets à l’intrusion dans son intimité : pendant dix ans, et jusqu’à sa mort en 2011, Freud – que l’idée même d’accorder une interview fit longtemps « vomir » – rencontra Geordie Greig – entre-temps devenu rédacteur en chef du tabloïd le Mail on Sunday – tous les samedis ou presque, autour d’un petit-déjeuner chez Clarke’s, non loin de l’atelier londonien du « maître ».
Le terme paraîtra excessif ? Pas aux yeux de Greig, littéralement fasciné par cet homme-oiseau, ce dandy dépenaillé – un « croisement entre Keith Richards et Picasso : libidineux, téméraire, intrépide et menaçant ». Une sorte de punk ultime, encore sexy et bagarreur à près de 80 ans, « absolument indocile », rétif à toute convention : libre, et voué corps et âme à la peinture – accessoirement devenu en 2008 l’artiste vivant le plus cher du monde après l’acquisition d’un de ses tableaux pour 34 millions de dollars.
Complétées par les contributions de certains de ses modèles, amis, enfants (plutôt nombreux… peut-être trente !), ces rencontres quasi hebdomadaires laissaient donc augurer d’une ouverture sans précédent de l’univers d’un portraitiste taiseux, peu enclin aux discours théoriques sur son art. En ce sens-là, l’essai est réussi : « Pour essayer de comprendre la complexité qu’est Lucian Freud, il est nécessaire de demeuré concentré sur son art. Les tableaux disent avec qui il couchait et passait son temps. » Voilà à peu de choses près le projet de Greig : on en saura donc finalement plus sur l’insatiable appétit sexuel de Freud et l’incroyable imbroglio de sa vie amoureuse que sur sa quête obsessionnelle de la vérité des êtres portraiturés, qu’il traquait au-delà même de leur nudité – jusque dans la chair. Comme on en apprendra davantage sur ses liens avec l’aristocratie et la jet-set britanniques que sur ses rapports avec les peintres contemporains (amitiés, rivalités, admirations réciproques – avec Francis Bacon ou David Hockney par exemple), avec la psychanalyse – dont son grand-père fut le fondateur – ou l’Allemagne nazie dont il s’enfuit avec ses parents en 1933. Quelques belles pages – notamment la description de l’atelier de Kensington Church Street, aux murs recouverts d’une épaisse croûte de peinture, ou de l’incroyable tension de séances de pose à la longueur et à l’intensité proverbiales – ne réussissent pas à inverser la vapeur : telle une midinette, Greig se complaît en anecdotes superficielles mêlant lords et comtesses, voyous et bookmakers, et se perd en analyses très factuelles incapables de rendre compte de la complexité d’une peinture sans doute trop grande pour lui – si bien qu’il ne peut en parler qu’à la périphérie ou en compiler maniaquement les signes les plus extérieurs.
De ces Déjeuners, on retiendra néanmoins cette image parfaite : celle d’un Freud pinceau à la main, immobile dans l’œil du cyclone, alors qu’à quelques pas seulement tournoient filles, enfants, marchands dans une cacophonie et un désordre effarants – autant « d’hystérie, de disputes, de ruptures, de liaisons nouvelles, d’anciennes renouées, de dettes et de folles nuits ». Filles, enfants, marchands – et Greig, sous le charme, perdu comme eux dans ce tourbillon.
Valérie Nigdélian-Fabre
Rendez-vous avec Lucian Freud
Geordie Greig
Traduit de l’anglais par Michel Marny
Christian Bourgois, 280 p., 25 €
Essais Rendez-vous manqué
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Valérie Nigdélian
Lucian Freud à la sauce people : la biographie décevante d’un des plus grands artistes britanniques contemporains.
Un livre
Rendez-vous manqué
Par
Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.