Régulièrement la Turquie se rappelle à notre mémoire : les déclarations d’un Sarkozy semblent lui claquer la porte de l’Europe au nez, elle est présentée comme un modèle pour les régimes balbutiants nés des révolutions arabes, ou, à l’inverse, nous découvrons, lors de l’été 2013, qu’une partie significative de la population ne supporte plus un régime qu’elle soupçonne de visées liberticides, voire dictatoriales. Ce fort et beau volume nous offre quatre cents pages de textes et près de trois cents de photographies pour tenter d’y voir plus clair.
Peut-être, pour approcher la complexité de cette ville et, au-delà, de ce pays, est-il approprié de commencer par une promenade dans les images de Nicole Segers : ainsi que l’indique le titre, elle s’est surtout concentrée sur cet entre-deux rives que constitue le Bosphore. Entre Asie et Europe, elle photographie ces Stambouliotes qui le traversent dans un sens ou dans l’autre pour aller travailler puis s’en revenir dormir dans leurs labyrinthiques banlieues-dortoirs, les conducteurs de ces vapür ou ferrys, antiques ou ultra-modernes, les vendeurs de poissons sur les quais, les ateliers vieillots, une fillette attentive contemplant les embruns. Réalistes, sociologiques presque, ces images ne sont pas dénuées pour autant de cette beauté propre au quotidien de hasard, aux choses vues ou entraperçues, avec les couleurs clinquantes du contemporain et les brouillards de l’aube pâle.
Irene van der Linde, elle aussi, va à la rencontre. Du printemps 2007 à l’été 2008, elle interroge avec empathie, observe avec perspicacité et là encore avec une sorte de neutralité sociologique, des Stambouliotes (surtout des femmes) qui nous donnent accès à la diversité des choix existentiels, politiques et religieux – qui ici se confrontent et aussi s’affrontent, parfois violemment. En cette année-là, en effet, se succédèrent déjà manifestations des « laïcs » et contre-manifestations des « islamistes » (eux-mêmes se renvoient ces étiquettes). L’AKP au pouvoir va-t-il être interdit par la Cour suprême ? L’Europe aveugle va-t-elle enfin cesser de lui apporter son soutien ? Débattent de ces questions – aujourd’hui encore d’actualité – Ozden, jeune communiste passionnée de Nazim Hikmet, Zeynep, lesbienne qui parvient à vivre en couple avec son amie, dans la partie d’Istanbul la plus occidentalisée, ou encore Kübra, fervente partisane d’Erdogan… Irene van der Linde sait les écouter, partageant avec elles, durant les déjeuners dominicaux en famille ou des moments plus intimes, comme volés au quotidien qui les tourmente, leurs espoirs et leurs craintes – pour leur vie et pour ce pays qui, malgré tout, demeure le leur.
Thierry Cecille
Les Passeurs d’Istanbul, d’Irene van der Linde et Nicole Segers
Traduit du néerlandais par Catherine Martin-Gevers
Éditions Noir sur Blanc, 685 pages, 33 €
Textes & images Vivre Istanbul
janvier 2014 | Le Matricule des Anges n°149
| par
Thierry Cecille
Irene van der Linde et Nicole Segers établissent la cartographie d’une ville mêlée et la radiographie de ses habitants déchirés.
Un livre
Vivre Istanbul
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°149
, janvier 2014.