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Les mains dans la lutte K****

mai 2014 | Le Matricule des Anges n°153 | par Charles Robinson

Il est 05h45, c’est le moment le plus cool de la journée. La nuit cède la place à la fraîcheur rose de l’aube, les entrées ont été traitées, le fourmillement dans sa jambe gauche est redevenu une présence familière et plus un handicap. Les patients dorment sur les brancards, éparpillés entre les différents couloirs. Ceux qui ont encore les yeux ouverts savent qu’ils ont cette fois pleinement pénétré la machine. Une jeune femme de 30 ans tient la main d‘une amie, sous intraveineuse, qui observe devant elle avec des yeux de renard.
Lorsque la cataracte se déclenche, elle continue à discuter avec ses collègues. Il est trop tard de toute façon.
Elle dit : « C’est pas faute de lui avoir demandé. »
L’homme ne s’est même pas réveillé. Sa vessie s’est vidée seule. Autonome. Car dans ce corps voûté et démoli, chacun se débrouille à survivre de son côté. La vessie est une pochetronne à verrues, malcommode et mal élevée. Sûr qu’elle ne va pas aller demander l’autorisation ou attendre son tour.
L’urine dégoutte à l’avant du brancard.
Elle décide de ne pas le laver avant son réveil. Il a déjà hurlé après elles pendant les examens, qu’il voulait dormir, qu’elles le faisaient chier, des putes à babouins, qu’il leur collerait des torgnoles, que si sa fille l’emmerdait comme ça il lui péterait la gueule à coups de parpaing, ma fille a 8 ans elle s’appelle Pépette, et toi comment tu t’appelles, salope ?
Elle éloigne le brancard dans un autre recoin, plus loin. Il n’y a pas d’autre possible : repousser vers une ombre toujours plus profonde. Elle appelle le nettoyage pour la flaque.
Ce sont des pompiers qui l’ont amené, suite à une chute tête la première sur les rails du métro. Pour ce grand corps que tuent la solitude, la geôle psychique, l’alcool, le trottoir, le froid, les bagarres, ils craignent une commotion cérébrale. Alors, avant de passer un scanner, elle lui a posé quelques questions : comment vous vous appelez, quel est votre âge, en quelle année nous sommes, qui est le président de la République.
Il dit : « Je t’en pose des questions, salope ? Je te fais chier avec la politique ? C’est mes opinions. C’est sous protection. C’est la démocratie de merde ici oui ou merde. Si je peux pas dormir je me casse. Il est où le directeur ? »
Elle a essayé autrement. Elle lui a montré un carton, elle a demandé : quelle couleur vous voyez, vert clair ou vert foncé ?
Il dit : « Peuh, salope. Je suis saoul, je suis pas myope. C’est : vert défoncé. »
La semaine précédente, un clochard était arrivé avec son œil dans la main. Sur la paume. Il avait demandé, en s’excusant, si quelqu’un pouvait le recoller.
Elle dit : « Ils ne sentent plus leur corps. Là aussi ils ont décroché. Mais ce sont des personnes attachantes. Ils ont eu des vies intéressantes. Certains ont été mariés. Ont eu des enfants. Ils ont travaillé. Ils ont plus voyagé que moi. Ils connaissent des pays dont je n’avais jamais entendu parler. »
Elle ne parle ni des cris, ni des crachats, ni de la puanteur des corps pourris, ni des gants à porter au premier contact pour éviter les maladies de peau, ni des poux (d’ailleurs elle garde les cheveux longs, comme la plupart de ses collègues). Tout ça, ce n’est que du travail. Elle parle d’autre chose, hors compétences-métier : ce bref espace humain que la détresse n’a pas achevé de coloniser et où ils peuvent camper communément durant les quelques heures qu’ils passeront entre ces murs.
Elle parle d’une vieille dame qui a pleuré pendant cinq heures d’attente, qu’elles se sont lassées de rassurer en lui expliquant qu’elle n’avait rien de grave, et qui lui a souri comme un bébé, à la fin, quand elle lui a brossé les cheveux, et qui a dit : « je ne peux pas aller au médecin avec ma tête de folle, vous êtes bonne, mademoiselle, oh, vous êtes bonne ».
Elle parle d’un massage cardiaque qu’elle n’a pas pu faire, pour une mère de famille que son concubin avait tabassée avec une massette 1kg, dans leur appartement en travaux, dans la face, dans les seins, dans le ventre. Elle avait fait un nouveau malaise une demi-heure après son arrivée.
Elle dit : « Elle avait le corps en sang et tellement mal, je n’ai pas su comment faire, ou appuyer. C’est un médecin qui l’a sauvée. Ça m’a calmé. Maintenant, je ne me pose plus de questions. Mal ou pas : je fonce. D’abord les sauver. On s’excusera après. »
Elle ne parle pas de la porte qu’elle rafistole avec du carton et du scotch une fois par semaine, des six heures d’attente dans la journée et des patients qui leur hurlent dessus qu’elles n’en foutent pas une, d’une note interne demandant d’accélérer et de fiabiliser le triage, des médecins qui pointent avec deux heures de retard et mettent encore une demi-heure à s’installer, des médicaments rationnés, de la course après les instruments, des box de soins insalubres.
Elle dit : « C’est bon. Si j’avais voulu un job peinard, j’aurais fait la morgue. »

K**** Par Charles Robinson
Le Matricule des Anges n°153 , mai 2014.
LMDA PDF n°153
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