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Les mains dans la lutte X****

mai 2015 | Le Matricule des Anges n°163 | par Charles Robinson

Le trottoir est largement défoncé. Là où le bitume a entièrement disparu sous la rotation des camions, une boue noire est labourée par une armada de conteneurs à poubelles surchargés. La boue a giclé loin sur la route. Les roues patinent. Les caisses sont rayées d’éclaboussures.
La pente forme une des deux entrées. Elle donne sur le flanc du premier bâtiment, contre lequel sont appuyées quatre dizaines de portes de toutes les couleurs estompées. De vastes bâches bleues claquent doucement dans le vent, accrochées au mur d’en face. Il y a aussi des chaises détrempées, un frigo blanc branlant. Le vendredi, une boucherie à ciel ouvert a lieu là. On peut y acheter de la viande crue.
Les portes de métal martelées donnent dans des couloirs décrépis où de fines plaques de revêtement s’arrachent des murs. Quelques hommes sont assis sur des chaises de cuisine, avec leur étal à hauteur de genou : des cartes téléphoniques, des cigarettes, des briquets. Des verrières amènent assez de lumière dans le bâtiment pour compenser l’absence d’éclairage électrique. Une cour intérieure carrée est envahie par des cartons, des caisses et de grandes bâches, dont certaines portent un nom et un numéro de téléphone. Fruits et légumes, batteries de cuisine, fripes : les étals aux quatre coins du bâtiment et dans l’entrée principale, tout comme le marché, sont illégaux, connus et tolérés.
À l’entrée principale, une batterie de boîtes aux lettres étroites est défoncée et très diversement colorée : rouge, jaune, bleu. Les boîtes sont disloquées, mais les couleurs sur le métal résistent avec tapage.

Les hommes qui restent portent des tongs. Les hommes chaussés partent ou entrent. Il y a des hommes en boubous. De jeunes gens avantageux et gominés. Des caïds en affaires qui vont de la vente sans TVA jusqu’aux équipes au black. Des tatoués en tee-shirt. Des ouvriers aux bras secs ou musculeux. Des hommes très élégants en costumes modernes, téléphone à l’oreille et attaché-case en main. Des hommes qui sourient gentiment.
Le bâtiment comprend quatre étages. Les toits des étages inférieurs sont investis par des cordes où quelques pantalons, des pulls, se sont gorgés de pluie et ondulent dans les rares bourrasques. Des gaines techniques courent au plafond, elles servent d’étagères et supportent des sacs plastiques que leur couleur flashy permet d’attribuer sans erreur à leur propriétaire. Les douches et les toilettes sont collectives.
Les portes des chambres sont marquées par un simple numéro. Jamais de nom. Sur certaines portes, une inscription en arabe supplante parfois la plaque numérotée. Ailleurs, le numéro a été ajouté au feutre, là où la plaque a disparu.
Dans le foyer, il n’y a que des chambres doubles. Ce sont des rectangles de 3 mètres sur 9. La première partie, avec la porte bien au milieu, donne d’un côté sur une tablette, de l’autre sur une armoire scindée en deux pans, dont chacun est cadenassé indépendamment. La deuxième partie donne sur trois lits en général, parfois quatre. Les lits sont surélevés avec des cales pour pouvoir ranger dessous les valises et les caisses. La chambre se conclut sur une porte-fenêtre sans balcon, qui donne sur la route, et au-delà sur un bout de stade et une végétation rase.
Les chambres sont propres, les résidents y marchent pieds nus. Des tringles accrochées au mur supportent des vêtements. D’autres sont pliés dans les valises. Un jeu de dames. Des téléphones portables. Un calendrier. Des suspensoirs pour conserver les cartes de visite et les numéros de téléphone. Un poste de télévision. Il y a aux murs des posters thème football. La différence avec l’adolescence est que c’est l’équipe qui est là, et non un joueur isolé, héros singulier.

Au rez-de-chaussée, les deux cuisines communes sont envahies par d’étranges vapeurs et des bricolages de machines. Dans la cantine, une escouade de femmes fréquemment renouvelées sert depuis de grands bacs en plastique fumants de généreuses portions de nourriture, lesquelles comprennent des poissons grillés, de la poule, des tripes. Une barrière fixe est destinée à organiser la queue. Tout est défoncé. Même les récentes affiches électorales du pays d’origine ou le grand poster à la gloire du chef du pays. La salle est froide, laide, ressemble à un préau d’école, avec des tables bancales et de petits bancs. Les groupes familiers piochent dans une seule large bassine, qui donne une touche conviviale.
Il n’y a que des hommes seuls. Beaucoup portent une alliance.
L’homogénéité de la communauté, des conditions de vie, des destins, des histoires, des menaces, des obligations familiales avec l’argent à renvoyer au pays, adoucit le tableau, permet à beaucoup de se blottir dans le village. La laideur et la pauvreté n’empêchent pas le chez soi, déduit de l’entre-soi. C’est un lieu protégé du jugement des autres, auquel on peut ici n’être pas confronté (pour un moment).
La situation est plus dure pour les trentenaires beaux gosses, qui jouent les seigneurs à haute voix et font de leur vie dans la place un cinéma de soi permanent, une parade, et qui sont trop lourdement contaminés par les marqueurs de l’Occident pour ne pas à leur tour juger ceux qu’ils ne considèrent plus comme leurs semblables, mais comme leurs boulets, une ancre qui les retient prisonniers dans des eaux vaseuses.


Charles Robinson

X**** Par Charles Robinson
Le Matricule des Anges n°163 , mai 2015.
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