Il faut se représenter d’abord ce pays tout en longueur – une « île-couloir », disait Bolaño. L’espace presque inverse de la pampa argentine, qui s’approfondit de l’intérieur et se gonfle en plaines. Le Chili, lui, comme une corde tendue entre les glaciers des confins patagons vers Punta Arenas, au sud, et l’aride frontière avec le Pérou, près d’Arica, au nord. À l’exact milieu, Santiago. C’est le long de l’axe routier entre la capitale et le nord du pays que Diego Zuñiga fait glisser les images et la centaine d’éclats de prose qui composent son récit. Du paysage comme de l’histoire du jeune narrateur sans nom de Camanchaca, on n’apercevra, tantôt aveuglés, tantôt éblouis, que quelques ombres, montagnes qui défilent, pareilles à « des corps de dragons qui ont été enterrés dans le désert », homme sur le bas-côté, villages conçus pour être traversés, rochers, rien des villes minières angoissantes qui jalonnent le nord, mais l’atmosphère « des routes chiliennes solitaires qui ressembl[ent] à des routes post-nucléaires et qui donn[ent] la chair de poule » – à nouveau les mots de Bolaño –, qui échouent à Iquique, centre portuaire figuré dans le récit par un quai et un terrain vague, et finissent par s’enfoncer dans un vrai désert où tout se brouille, perceptions, frontières, histoires, celui d’Atacama. Une succession de micro-événements et de rencontres, aussi, que le lecteur doit déplier, remplir, imaginer : « On quitte Santiago. La liste. Le voyage à travers le désert. L’homme qui marche entre les montagnes, peut-être perdu. L’homme qui écoute les murmures et boit du thé. Alto Hospicio. Iquique. Le Russe. Les filles disparues. Ma cousine. Mon oncle. Maman. Les dents couvertes de sang. Le voyage à Tacna. Les murmures. Mon papy. Le pantalon trop serré. Le brouillard. Le Morro. L’Uruguayenne. Maman. Les murmures. Je ferme les yeux, mais je les entends toujours. »
Si Camanchaca n’est un road-movie que par suggestion (il commence par l’énumération sèche des différentes voitures du père) et par défaut (géographie structurante mais images absentes laissées aux fantasmes du lecteur), il raconte bien une histoire, celle d’un jeune étudiant en journalisme de 20 ans et beaucoup de kilos en trop, tiraillé entre une mère apathique vivotant à Santiago, et un père qui le conduit avec sa nouvelle petite famille de l’autre côté de la frontière péruvienne pour faire réparer sa désastreuse dentition. En une suite (rythmée par les blancs de la page) de phrases relativement courtes et simples, qui constituent faussement un compte-rendu journalistique dépourvu de métaphore, le narrateur enregistre les séismes passés et récents de sa famille. Dès la première page, la mention du meurtre possible de l’oncle apparaît comme une bombe à retardement dans un récit à la composition savamment inoffensive, fondée sur l’alternance entre les flashs de sa vie au quotidien avec sa mère, son trajet au présent avec son père et ses souvenirs confus d’enfance.
Pourtant, ce n’est pas exactement la révélation d’un drame qui reconfigure l’horizon du récit. Sa puissance tient à ce qu’il ne fait que reformuler ce que le narrateur, et d’une certaine manière le lecteur, savaient déjà. L’obsession de la mère qui dresse des listes d’affaires à faire acheter par le père, le père qui se vante à intervalles réguliers de ces « vacances internationales » qu’il offre à son fils, de dérisoires, deviennent de plus en plus inquiétants. Les lignes du récit finissent par se brouiller, et s’épaissir, donnant à l’histoire d’un jeune homme, mais aussi d’un pays qui a refoulé son passé, la forme d’une brume.
Chloé Brendlé
Camanchaca
Diego Zuñiga
Traduit du chilien par Roberto Amutio,
Christian Bourgois, 125 pages, 13 €
Domaine étranger Au milieu de la route
avril 2015 | Le Matricule des Anges n°162
| par
Chloé Brendlé
Les éditions Bourgois publient le premier roman aussi puissant qu’elliptique du Chilien Diego Zuñiga.
Un livre
Au milieu de la route
Par
Chloé Brendlé
Le Matricule des Anges n°162
, avril 2015.