Venu de l’air glacé d’Islande, ce court texte du dramaturge Jón Atli Jonassón né en 1972 à Reykjavík, est une pépite de tristesse à la densité presque suffocante. Une vieille femme, survivante d’une famille de « la vieille génération », sur le point d’enterrer son frère, est assaillie par ses souvenirs. 1930, quelque part dans une contrée désolée et sauvage d’Islande, au bord d’une crique, elle et sa famille végètent, reclus dans leur misère et soumis aux cycles immémoriaux de la terre et du ciel – notamment l’hiver dont le « linceul » recouvre corps et âmes. La faim est omniprésente, harcelante jusqu’au vertige : « elle nous rappelait constamment que nous étions vivants. » « Nous », c’est-à-dire la narratrice, âgée de 12 ans, qui veille sur son frère, somnambulique aux tendances suicidaires, et sa sœur, la plus rachitique de tous. Un petit frère vient d’être emporté à la naissance, le père va l’enterrer non loin de la maisonnée. L’équilibre mental de la mère n’a pas résisté à ce nouveau malheur : clouée au lit par le chagrin, elle fixe le mur, absente, quasi hors-champ. C’est que dans cette désolation indomptable, les mots sont de trop, nulle plainte, nul cri, il n’est d’issue que de rentrer en soi-même ; quant aux questions qui brûlent, elles aussi restent muettes sous le regard imperturbable du crucifix qui trône dans la grande pièce. On entend bien une fois les pleurs du père. Mais « le son qui sort de lui n’est pas de ce monde ». Seules les échappées à travers la lande pour aller chercher le lait chez le fermier – « l’aumône qui nous maintenait en vie » – réinsufflent une maigre lueur d’espoir. Un jour, un chien boiteux surgit de nulle part, le père finira par l’emmener – « Il y a parfois simplement trop de bouches à nourrir ». Méditation poignante sur la solitude essentielle de l’homme, le spectre de la folie et l’impossible justification des souffrances, la « novella » de Jonassón aux puissants accents métaphysiques transcrit cet obscur instinct animal qui poursuit obstinément « la lutte pour la vie » jusqu’à franchir parfois les lignes les plus extrêmes. Car « est-ce qu’une personne peut en porter une autre ? Et, si oui, pendant combien de temps ? »
Sophie Deltin
Les Efants de Dimmuvík
Jón Alti Jonassón
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson
Noir sur blanc, « Notabilia », 96 pages, 11 €
Domaine étranger Les Enfants de Dimmuvik
juin 2015 | Le Matricule des Anges n°164
| par
Sophie Deltin
Un livre
Par
Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°164
, juin 2015.