Récit d’apprentissage pour les uns, variations licencieuses sur l’œuvre de Pasolini pour les autres, le premier livre de Pierre Adrian se situe à la croisée des genres. Un texte hybride et passionnant. À la lisière du carnet de voyage et de la chronique, de la prose poétique et de l’élévation philosophique, il révèle une œuvre à tiroirs, située à la marge des canons consacrés.
À travers Pasolini, Pierre Adrian dit l’indolence d’une époque et ses discours de pouvoir. Il évoque une âme orageuse, met en exergue l’inévitable chute et le déchaînement des passions – la violence portée à son paroxysme et l’appétit jamais rassasié des bourreaux. Pour donner une forme à l’abîme, il choisit l’enquête. L’étudiant de 23 ans quitte donc Paris, laisse ses cours en suspens pour marcher dans les pas du maître. Il s’agira d’arpenter le Frioul de son enfance et ses vignobles, Trévise et son « ghetto de nouveaux riches » – Rome enfin, cette poubelle millénaire de la culture occidentale. Il y eut aussi Venise – la rencontre avec Ezra Pound –, et Ostie, terre d’élection du massacre, « ce lieu du rien à voir », avec ses briques jaunâtres et ses « bâtiments décatis ».
Adrian voit en Pasolini la philosophie au marteau. À rebours de l’ordre établi, Pasolini fascine Adrian. Pour lui, il est ce « saint sans calendrier », sans cesse affairé à déplacer les bornes. « J’ai découvert, dit-il, une voix qui crie vers Dieu et contre lui. » Un homme fait de paradoxes et de courants contraires, au contact duquel Adrian apprend à « croire aux excès ». Banni par les siens, comme excommunié pour ses mœurs, l’iconoclaste dramaturge ne souhaita pas pour autant être délivré. Plus encore, il revendiqua l’offense faite à la morale bourgeoise.
Son projet poétique s’enracinerait dès lors dans le travail de sape d’un monde régi par la tyrannie de l’émotion et la « confusion des sentiments », formulée jadis par Goethe. Pour Pasolini, le danger réside dans l’épuisement académique des mots. Adrian le dit autrement : « faut-il se battre par la langue, ou livrer son corps à la lutte ? » Face à la novlangue des médias, au nivellement des idées, demeure la révolte d’un homme, tandis que New York apparaît comme l’épicentre d’un nouveau monde consumériste, qui porte en lui sa propre fin – où « les pharisiens sont les intellectuels et les journalistes de notre époque ».
Reste la question, centrale, du dualisme religieux. Du ressac d’un corps clivé, qui s’échauffe au contact de la geste fasciste. Adrian en parle magnifiquement. Sous sa plume, il s’agit de dire les paradoxes d’un homme tiraillé, « qui entre dans les églises seulement quand elles sont vides ». Car « aujourd’hui plus que jamais, l’acte le plus scandaleux est celui de croire en Dieu », rappelle Adrian. Et ce qu’Ostie nous apprend à cet égard, il le reformule avec le talent du romancier : « le ciel ouvre sa gueule et la terre continue de gerber ».
La Piste Pasolini lève ainsi le voile sur les métamorphoses d’un homme qui saisit à la gorge le Léviathan de la modernité. Par amour pour l’outrance, par fascination pour la mort. Adrian retranscrit avec justesse l’air vicié respiré par l’auteur du Pylade, la tourmente qui fut la sienne comme sa « répugnance pour le dogmatisme, la règle moralisante ». Avec Hölderlin, l’écrivain italien partage la certitude que l’aurore « a pitié de la souffrance. » Mais il sait que les dieux se sont tus. Ses vers naîtront donc les poings serrés, pour signifier les avanies d’un contemporain marqué par la « brutale absence de capacité critique », « l’industrialisation inhumaine » et « l’extinction rampante des paysans ». Avec sa Piste Pasolini, Adrian offre en lettres de feu son grand récit de la conjuration et des affres d’une parole aux aguets – livrant l’antienne virtuose d’un impossible ordonnancement du monde, à l’heure du désastre.
Benoît Legemble
LA PISTE PASOLINI
DE PIERRE ADRIAN
Éditions des Équateurs, 192 pages, 14 €
Domaine français De la hache au poème
novembre 2015 | Le Matricule des Anges n°168
| par
Benoît Legemble
La Piste Pasolini de Pierre Adrian impose son enquête subversive sur les traces du scripteur italien. Une tentative d’excavation.
Un livre
De la hache au poème
Par
Benoît Legemble
Le Matricule des Anges n°168
, novembre 2015.