Voilà un livre qui aura connu plusieurs vies, comme son auteur. D’abord paru au Seuil en 1991, il sera repris dix ans plus tard sous la couverture de Zoé. Il nous revient aujourd’hui aux éditions Héros-Limite, sises à Genève. C’est du reste dans cette ville qu’est né Serge Laplace, alias Benoît Damon, en 1959. Il a 33 ans quand paraît ce récit autobiographique qui est alors son premier livre, sous-titré « une confession ».
Paradoxalement, son titre renvoie à quelque chose de pur et de léger, de poudré disons, quand toute l’histoire est au contraire pourrissement et noirceur. La Farine, ce n’est pas seulement l’ingrédient que l’apprenti boulanger-pâtissier Pierrot, double de l’auteur, utilise chaque jour dans la chaleur du fournil, c’est aussi, surtout, ce poison qui tue à petit feu : la drogue. Car très tôt, dès l’âge de 15 ans, Pierrot se shoote au « plaisir félon de l’héroïne ». Les narcotiques meublent d’abord le temps du désœuvrement avant de remplacer le temps lui-même. L’intraveineuse impose son tempo sous la peau, elle devient l’aiguille du temps. Pour décrire la spirale infernale, il fallait cette écriture de la lancinance. Damon, que ne quittent jamais une véhémence morbide, une violence incantatoire, contre lui, contre ses proches, ne cache rien des confins où l’a porté cette détresse de jeunesse. La magie noire de la poudre blanche colore sa vie de rouge : le rouge de la colère « impuissante, rentrée », de la frustration accumulée devant une vie de peu et de peine qui lui échappe ; le rouge du sang des amis qui, les uns après les autres, crèvent de cette came qui crève l’âme. Au jeune homme en perdition, les livres seront d’un secours limité. Lire, ce court répit au pire ? Possible recours, sursaut de vie, la lecture ne sauvera pas Pierrot ; ayant trop d’emprise sur lui, l’expérience sans cesse renouvelée de mort imminente lui fait rejeter « l’inféconde parole des maîtres de papier ». « Je me troue les veines, je façonne les pains, je lis, je vomis : j’ai seize, dix-sept, dix-huit ans. Je lis, je façonne les pains, vomis, troue mes veines : hors du temps. Je m’installe au royaume des morts ».
Restent alors la chance, le miracle, même, de la survivance, de la délivrance. Car c’est miracle, à 22 ans, de sortir vivant de cette déchéance. En ce sens, ce récit est aussi celui d’une réchappée-belle, comme qui dirait échappée-belle. Moins résurrection que mue subite, insurrection ultime d’un corps pétri du désir de mort et arrivé, un jour, aux limites de l’excès. Livre de la consumation tout autant que de l’exhumation (n’oublions pas qu’il s’agit d’une « confession »), La Farine est un voyage au bout de la plus noire des nuits.
Anthony Dufraisse
LA FARINE
DE BENOÎT DAMON
Éditions Héros-Limite,125 pages, 10 €
Domaine français La faux soyeuse
janvier 2016 | Le Matricule des Anges n°169
| par
Anthony Dufraisse
Un livre
La faux soyeuse
Par
Anthony Dufraisse
Le Matricule des Anges n°169
, janvier 2016.