Il est souvent à craindre qu’un cinéaste, une fois le clavier sous les doigts, ne livre qu’un pseudo-roman, un ersatz de scénario, plus étiré qu’un chewing-gum et nanti d’une pauvrette, exaspérante écriture. Rassurons-nous, ce n’est pas le cas avec David Cronenberg. Le réalisateur coruscant de cette inhumaine métamorphose, La Mouche, livre avec Consumés non seulement un thriller implacable, mais aussi une osmose impressionnante entre science-fiction et pathologie.
Deux intrigues parallèles se déroulent, alternant leurs séductions et leurs pièges. Deux amants, et néanmoins concurrents dans le domaine du photojournalisme, mènent dans deux villes étrangères leurs reportages à la limite et au-delà de l’étrange et du crime. Naomi Seberg est à Paris, puis à Tokyo, pour enquêter sur le meurtre de Célestine Arosteguy, dont le mari, également philosophe à la Sorbonne, a disparu. Est-ce lui qui l’a tuée, mutilée, qui aurait dévoré quelques fragments de son corps ? Naomi rencontre ses étudiants, étudiants non seulement en philosophie mais en coucheries diverses avec les deux stars de l’intellect. À Budapest, Nathan Math interviewe à la fois Molnár, un chirurgien aux pratiques controversées, illégales, et son cobaye Dunja aux seins « officiellement radioactifs », avec laquelle il couche, contractant l’épouvantable « maladie de Roiphe ».
On devine que cette paire d’intrigues vénéneuses sur des « affaires juteuses » va se rejoindre, se polluer l’une l’autre, dans une progression sensationnaliste, inéluctable et perturbante. Imaginez : « J’ai inventé une infestation parasitoïde de mon cru, pour elle, pour Célestine. Je me suis dit qu’elle méritait d’avoir une espèce qui lui serait propre, qui pondrait avec amour ses œufs en elle ». Ou encore « Le sein ? Elle était vivante… quand vous l’avez mangé ? » À moins qu’il ne s’agisse que de « répliques bioplastiques »… Ce sont en effet les possibilités, les sexualités, les errances, les travers et les métamorphoses des corps qui sont le sujet privilégié de David Cronenberg. On lira cela – jusqu’au bout si l’on a le cœur bien accroché – comme un tableau des perversions les plus salaces, loufoques et infâmes ; ou comme un examen clinique de la nature humaine, au tréfonds de ses ténèbres charnelles et de ses pulsions, là où gît « la malignité sordide ».
Roman sadien ou roman philoso-phique ? Faut-il voir dans le duo Arosteguy un écho du couple Sartre/Beauvoir, où du meurtre que perpétra Althusser sur sa femme ? Voire une empreinte du fameux Hannibal Lecter gourmand de chair humaine… En ce cas, il serait tout entier une parodie baroque et hyperréaliste. Ce « rapport esthétique au sexe », cette théâtralité du voyeurisme sur écran mental, est un avatar branché de plus au roman d’horreur gothique venu du Frankenstein de Mary Shelley. Le thriller peut être également lu comme une satire de l’hyperconsommation, du trafic d’organes et de l’omniprésence des réseaux connectés, non sans facilités convenues, parmi lesquels évoluent nos deux journalistes de l’extrême humanité.
On retrouve dans ce premier roman du cinéaste né en 1943 à Toronto le goût exacerbé du dernier cri des technologies, le voisinage de la chirurgie et de la maladie avec l’appétit sexuel, que le film Crash, d’après le livre de Ballard, rendait iconique, mais surtout l’engrenage morbide peu à peu intensifié, que des films comme Chromosome III ont porté à l’acmé de la peur. Ici la rencontre de la fascination de l’image avec les extrémités du cannibalisme et du fétichisme peut passer pour une dénonciation de nos voyeurismes. On ne sera finalement pas étonné que ce familier de Burroughs, de DeLillo et de Ballard se sente pousser des ailes d’écrivain, alors que son film eXistenZ reste peut-être son chef-d’œuvre, branchant une console de jeux organique sur le corps grâce à un cordon ombilical.
Thierry Guinhut
Consumés De David Cronenberg
Traduit de l’anglais (Canada) par Clélia
Laventure, Gallimard, 382 pages, 21 €
Domaine étranger La métamorphose des corps
février 2016 | Le Matricule des Anges n°170
| par
Thierry Guinhut
Les voyeurismes sexuels et morbides du journalisme à sensation, par David Cronenberg.
Un livre
La métamorphose des corps
Par
Thierry Guinhut
Le Matricule des Anges n°170
, février 2016.