Elle essayait d’imaginer cette autre vie, de se mettre en situation dans cette existence fantôme. Tu entres dans une pièce, tu actionnes un interrupteur et la lumière s’allume. (…) L’eau chaude coule des robinets. En soulevant un combiné ou en appuyant sur les touches d’un téléphone, tu peux parler à qui tu veux. Toutes les informations du monde sont disponibles sur internet (…). Il y a des dentistes… Elle tentait d’imaginer que cette vie-là existait, ailleurs ». Le roman post-apocalyptique, décrivant le « monde d’après » une catastrophe, a fait les belles heures de la science-fiction, mais a aussi irrigué toute une production de littérature générale. On pense bien sûr à La Route, et Station Eleven trouvera aisément sa place à côté du livre de Cormac McCarthy. L’on y retrouve tous les ressorts du genre, l’explication du chaos qui atteint la planète (ici une épidémie de grippe dite « de Géorgie »), le drame initial se répercutant sur tout le monde connu (écroulement des organisations sociales, technologiques, spirituelles, etc.), et la période de troubles qui s’ensuit pour les rares survivants, aux prises avec la violence et l’anarchie. Mais c’est là que s’arrête la comparaison, le roman de McCarthy se dirigeant vers l’ombre quand celui de St. John Mandel, in fine, s’ouvre à la lumière.
L’auteure canadienne bâtit en effet un roman à tiroirs, qui joue tout autant sur les allers-retours entre passé (le monde d’avant la chute) et présent (ce qu’est devenue l’humanité vingt ans plus tard), que sur les vies entrecroisées de personnages qui s’inscrivent parmi les vivants comme parmi les morts. Tout commence lors d’une représentation théâtrale à Toronto, quand un acteur célèbre, Arthur Leander, meurt sur scène d’une crise cardiaque. Ce soir-là, il jouait le Roi Lear. Et voilà le fil rouge qui va courir tout au long du livre et relier les points entre eux : l’acteur et Shakespeare ! La pièce comportait une nouveauté, la présence de trois petites filles. Kirsten, l’une des jeunes comédiennes, va survivre, oubliant une partie de son passé, mais devenant actrice dans une troupe, la Symphonie Itinérante, qui, de bourgades quasi désertes en petits villages reconstitués au hasard d’une terre d’Amérique du Nord ravagée, s’applique à jouer un répertoire de musique classique et du Shakespeare. Kirsten a un trésor (à ses yeux) entre les mains, des exemplaires d’une BD étrange, dont elle ne connaît pas l’auteur, qui était pourtant la première femme de Leander. Sa route va aussi croiser un prophète, comme il en naît dans ces périodes troubles, violent, manipulateur, et qui s’avérera être le fils de Leander ; mais aussi Clark, ami de longue date de l’acteur et qui a miraculeusement survécu dans un aéroport abandonné ; ou encore Jeevan Chaundhary, ancien paparazzi qui avait suivi le comédien pour les tabloïds, avant de tenter de devenir secouriste et d’essayer de le sauver le fameux soir de sa mort…
Autour de Leander, de son parcours, de ceux qui l’ont croisé, le roman compose donc une fresque de diverses existences bouleversées. Et la réussite première du livre est bien là, au-delà des aventures et des drames qui s’y produisent, dans la richesse de composition des personnages qui pousse le lecteur à tourner les pages en quête d’indices nouveaux. Ce faisant, St. John Mandel fait alors passer bien d’autres éléments, l’interprétation de notre société actuelle, nos systèmes de communication, d’information et de transport qui sont autant une sorte de miracle qu’une prison qui nous rend aveugles et sourds à ce qui nous entoure ; la question de la mémoire, qui soutient notre identité ; ou encore l’espoir d’une humanité qui repose, ici, sur la perpétuation de la culture et sa transmission, envers et contre tout (le théâtre, la musique, la BD, le cinéma – avec cette référence à Star Strek inscrite sur une caravane de la troupe : « Parce que survivre ne suffit pas »). Quand le lecteur emporté par ce beau roman atteindra les dernières pages, il s’apercevra qu’il n’a pas lu un roman sur l’apocalypse, mais sur ce que la perte de ce monde révélerait de sa beauté et de la valeur profonde de nos cultures.
Lionel Destremau
Station Eleven, d’Emily St. John Mandel
Traduit de l’anglais (Canada) par Gérard de Chergé, Rivages, 478 p., 22 €
Domaine étranger La vie d’après
septembre 2016 | Le Matricule des Anges n°176
| par
Lionel Destremau
Entre ombres et lumières, Emily St. John Mandel livre une belle variation sur la condition humaine.
Un livre
La vie d’après
Par
Lionel Destremau
Le Matricule des Anges n°176
, septembre 2016.