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Domaine étranger Enfance de secours

mars 2017 | Le Matricule des Anges n°181 | par Sophie Deltin

À la fois récit poétique et conte fantastique, le premier roman de l’Autrichienne Valerie Fritsch offre une somptueuse méditation sur le paradis perdu de l’enfance.

Le Jardin de Winter

Qu’est-ce que le destin, sinon la densité de l’enfance ? »  : parce qu’il fait de l’enfance la source vive de l’existence, la détentrice des secrets de son origine et de sa fin, le premier roman de Valerie Fritsch, dont la parution l’a très vite identifiée comme un des talents prometteurs (elle est née en 1989) des lettres autrichiennes, aurait pu faire sienne cette fulgurance de Rilke. C’est d’abord sous le signe de la plénitude originaire, de la souveraineté d’une nature édénique que s’ouvre Le Jardin de Winter. Un coin de verdure paisible : c’est là, au milieu des fleurs de lilas et des ciels tendres qu’Anton Winter grandit. Une bulle à l’écart, protégée par l’amour incorruptible de ses grands-parents. Une sorte de grande famille qui en marge de la société et d’un chaos menaçant – « à une époque où l’État se délitait » – a fondé jadis une communauté désireuse de se régénérer dans le microcosme du « jardin ».
Dans le premier chapitre qui narre les moments d’éclosion et de croissance au monde environnant, Anton et son frère, fils de luthier, vont avec confiance à la rencontre des choses. De sa plume nimbée par la splendeur toute féerique des scènes et gestes qu’elle décrit, Fritsch recueille les émotions fugitives, explore les sensations nichées dans la mémoire – un sirop de baies de sureau, un kougelhof tout chaud, une odeur de peau, une ritournelle sur le bonheur-qui-est-oiseau… Quelle sensation grisante nous procure l’évocation de ces expériences d’une extrême précision sensuelle où l’enfant s’ouvre à l’énigme renouvelée d’exister ! La romancière touche juste, et avec une grâce telle qu’on jurerait avoir connu ces éveils du matin, l’appel des clairières… Si « béni » soit-il, ce tableau de l’enfance comme saisi au bord extrême de ses frémissements, n’en est pas moins déjà intuition essentielle des inquiétudes, des ruptures qui travaillent en filigrane l’ordre des assurances et des sécurités. Car, selon la vision de Fritsch, c’est bien plutôt une connivence naturelle et profonde que l’enfance entretient avec la corruption et la mort qui grèvent toutes choses – sans que cette fêlure ontologique ne vienne jamais perturber, ni encore moins scandaliser son « royaume ».
Ainsi, Anton observe-t-il des heures durant les fœtus flotter « en état d’apesanteur » dans les bocaux transparents que sa grand-mère a conservés dans le cellier – « Ils étaient les pèlerins inengendrés du monde, morts longtemps avant que la naissance et le destin ne puissent les affecter » De même, il aime à contempler « les vieux et les malades » quand « la lumière du soleil traversait leur peau diaphane jusqu’à toucher leur squelette » et que, « si fragiles », « assis entre les campanules (…) ils semblaient être des leurs ». C’est parce que tout se métamorphose, glissant vers sa propre fin, que tout est proprement miraculeux. Tout l’art de Valerie Fritsch est ainsi de nous mesurer au plus précieux de la condition enfantine : cette intelligence muette que la vie a d’elle-même ; cette faculté à ne rien rejeter, ni séparer – la douceur sereine et l’étrange indompté, les clartés innocentes et les confins obscurs. Allégorie de l’existence comme champ de forces où la vie et la mort se côtoient et s’exhaussent, le motif du jardin apparaît dès lors moins comme un lieu que comme « une disposition » qui conférera pour toujours un climat, une tonalité à l’âme d’Anton.
Mais parce que « toute enfance porte en elle le désespoir futur de quelqu’un », c’est précisément le programme du deuxième chapitre, en dissonance parfaite du premier, que d’entériner le chavirement de l’existence, une fois confrontée au vertige d’un passé irrémédiable. Expulsé du paradis de son enfance, Anton adulte vit en exil, solitaire et hanté par une incurable nostalgie – « une prothèse, une béquille, une canne qui nous maintient debout ». Perché au dernier étage du plus grand immeuble d’une ville restée anonyme, il élève des oiseaux exotiques et observe au dehors l’humanité se déliter dans une sorte de compte à rebours apocalyptique. Au fil des pages plus ou moins hallucinées, à peine sait-on qu’une guerre a eu lieu, que le monde se défait inexorablement et que « le délire du déclin » pousse les hommes pris de panique à organiser des suicides, tandis que d’autres préfèrent célébrer l’amour dans des mariages collectifs. Dans ce décor de désolation, où des futures mères « portent leurs enfants en elles comme une mort » et des animaux errent sans fin au milieu des cendres et des ossements qui jonchent les rues, Anton s’éprend de Frederike, une ancienne officière de la marine qui travaille dans l’une des dernières maternités en service. Tels des Adam et Eve égarés, les deux amants s’apprivoisent, semblent juste s’essayer à survivre, à ne pas totalement disparaître. Et si Fritsch ne s’en tient pas au réalisme, encore moins au raisonnable, c’est que l’imaginaire – qu’on l’appelle poésie ou jardin intime – est le seul recours susceptible de ramener l’homme à lui-même.
« On reste toujours l’enfant que l’on a été
, on ne fait que grandir autour de ce noyau pour devenir un adulte qui vieillit et se ride, avant de s’affaisser sur soi-même. » Jouant de l’ambivalence et du contraste extrême – de l’utopie à la dystopie, de l’ivresse de l’amour à celle de la mort, Le Jardin de Winter pourrait se lire à la manière d’un récit d’apprentissage impossible, une douloureuse initiation à la violence chaotique du monde, à l’effroyable néant qui menace nos consciences mutilées par une perte fondatrice.

Sophie Deltin

Le Jardin de Winter, de Valerie Fritsch
Traduit de l’allemand (Autriche) par
Tatjana Marwinski, Phébus, 144 p., 14


Enfance de secours Par Sophie Deltin
Le Matricule des Anges n°181 , mars 2017.
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