Il est le capitaine. Seul maître à bord après Dieu – celui qui n’existe pas. Il est le capitaine… il est donc Dieu, une chose ni vivante, ni morte. Peut-être, est-il un monstre ? Peut-être est-il est notre conscience ? Contre toutes les apparences, notre capitaine existe bel et bien puisqu’il est le narrateur de La Glace et le sel, une histoire sulfureuse, écrite sous hautes tensions. Chargé de remords, condamné à souffrir pour ses péchés – avoir désiré et aimé un jeune homme –, celui qui parle et nous apostrophe est notre guide dans les abysses. Il invective ciel et mer, défie l’ordre et, de tempêtes sentimentales en ouragans existentialistes, de déluge de sexe en expiation sans fin, il embrase l’obscurité et le néant. Tel est le prix du désir et des amours interdites par la morale, les croyances : la damnation éternelle.
Reprenons. Un capitaine. Un bateau. Neuf membres d’équipage. Dans la soute, une cargaison aussi lourde que mystérieuse. Des caisses de terre. Le navire fait voile de la Bulgarie à l’Angleterre. Nous sommes en 1897. Mais qu’importe, ce pourrait être aujourd’hui. Qu’importe aussi que José Luis Zárate, écrivain mexicain traduit pour la première fois, s’empare de la légende de Dracula, cet être aussi monstrueux que raffiné, condamné à l’éternité, ni vivant ni mort donc, et rejeté de Dieu comme des hommes.
Dans un huis clos infernal, celui du navire qui craque et gémit, et plus démoniaque encore, celui de l’esprit du capitaine prisonnier de sa culpabilité, ce roman fait du naufrage amoureux une métaphore de la vie. Âme en perdition, lancée dans une recherche de l’absolu, cette beauté des sens et des corps, le capitaine au bord de la déraison laisse libre cours à ses fantasmes les plus délirants, les plus bouleversants aussi. Amant meurtri, il n’est que désirs et douleurs, du sel sur des plaies à vif. « Seuls au milieu de l’océan, que devenons-nous les uns pour les autres ? », hurle-t-il aux éléments.
Il faut se méfier des classements, des genres. Ce roman dit « fantastique » ne doit cette estampille qu’à son écriture. Le fantastique – ce qui ne serait pas réel, qui appartiendrait à l’imaginaire – éclate ici dans toute sa force et impose sa loi : des déferlantes de poésie, de sauvagerie, de scènes hallucinantes de désespoir – ou d’amour, au choix. « Le bateau veut que je reste en lui, que je sente comment le vent le fait vibrer, ses gémissements incessants sur l’océan, mille sensations sèches ou mouillées. Je ne bouge pas, c’est inutile. Le bateau bouge à ma place, chevauchant les vagues, empalant les eaux avec son safran et la nuit avec son grand mât. »
Enveloppé d’un linceul de brouillard, le vaisseau fantôme n’appartient plus au monde des hommes mais à celui de la désespérance éternelle. Sur le pont, sous « les voiles enceintes de vent », un capitaine éperdu regarde droit devant : « Et si la mort valait mieux que de voir à quoi ressemble ce qui nous dévore ? »
Martine Laval
La Glace et le sel, de José Luis Zárate, traduit de l’espagnol (Mexique) par Sébastien Rutés, Actes Sud, 168 pages, 15,80 €
Domaine étranger La fièvre au corps
avril 2017 | Le Matricule des Anges n°182
| par
Martine Laval
Bienvenue à bord d’un vaisseau fantôme qui au gré des tempêtes défie la morale et prône le désir. Un roman signé par un maître de la beauté.
Un livre
La fièvre au corps
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°182
, avril 2017.