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Domaine français Vertige du rien

janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189 | par Jean Laurenti

Revisitant le souvenir d’un film aperçu autrefois, Jean Paul Civeyrac propose une réflexion sensible sur les pouvoirs du cinéma.

Nous gardons longtemps en mémoire certains passages de films glanés à travers la lucarne d’un poste de télévision. Que cela ait eu lieu à l’occasion de diffusions tardives, dans un état intermédiaire entre veille et sommeil, n’est sûrement pas étranger à la place singulière qu’occupent en nous ces images, lesquelles concernent souvent des visages. Rose pourquoi, le livre que Jean Paul Civeyrac publie chez P.O.L, explore avec beaucoup de justesse une expérience singulière appelée à éclairer d’une lumière neuve son attachement à un art qui lui est cher – il est cinéaste, auteur d’une œuvre en cours très personnelle, qui compte de très beaux films comme Des filles en noir, À travers la forêt ou Mon amie Victoria.
À l’origine de Rose pourquoi, il y a une rencontre de hasard « avec un film des années 1930 », qui « demeura longtemps pour (lui) parfaitement anonyme. » Il découvrira bien plus tard qu’il s’agissait de Liliom, un film de Frank Borzage de 1930. L’incapa- cité où il a longtemps été de replacer dans une quelconque intrigue le bref passage ainsi entrevu « comme en rêve » ne retire rien à l’ébranlement éprouvé à son insu par le téléspectateur passif. « Qu’y voyait-on ? Simplement ceci : une fête foraine, un homme, une femme ; ils sont assis à une table ; ils boivent ; ils se parlent ; ils se plaisent ; ils s’en vont ; et c’est tout. » Rien d’autre, disons, que l’ordinaire d’une scène de séduction dans un cadre populaire. Et cependant, la présence de « quelque chose » qui, « dans l’immédiat de la circonstance, s’était mis à arrêter le temps (…) à s’insi- nuer très loin en moi sans que j’y prenne garde, m’emplissant d’une sorte de joie étrange, et qui aussi, selon de mystérieux effets à infusion lente, laissera affleurer plus tard, (…) à la lisière de la conscience, l’écho presque imperceptible d’un éclair – comment le nommer autrement ? – d’origine inconnue. »
« Éclair »
, « ondes », « force de rayonnement », « lueurs jamais éteintes ». Le travail souterrain du souvenir donne lieu à des affleurements ponctuels, nourrissant le sentiment d’une énigme qui finit par « réclamer un commencement d’élucidation ». Si Rose pourquoi procède d’abord par une anamnèse (l’hommage à Proust est joliment assumé, jusque dans le cheminement par la langue), le livre ne se focalise en aucun cas sur la personne de l’auteur. Jean Paul Civeyrac cherche davantage, par-delà un épisode personnel, à saisir la nature des pouvoirs d’un certain cinéma, capable, par des moyens en apparence fort ténus, de bouleverser au plus haut point.
Revoyant le film dont il ne connaît encore que ce fragment, il est en mesure de retrouver l’émotion ancienne (corrigeant au passage certaines perceptions erronées de la première vision) et va chercher à identifier les motifs qui l’ont suscitée. Civeyrac nomme par leurs prénoms d’acteurs les personnages de la scène : Rose (Hobart)–Julie, une jeune domestique qui vient de perdre son travail, est en train de tomber amoureuse de Charles (Farrell)–Liliom, un forain aux multiples conquêtes, tandis qu’un orchestre joue, que des femmes chantent autour d’eux, musique et voix offrant un écrin à ce qui arrive. Le « ravissement » de Rose sera saisi à travers le seul regard de la jeune femme, sa « présence » irradiante, au détriment du reste de la scène et du monde (même Liliom, le séducteur se voit éclipsé par cet éclat ).
Pour étayer son propos, Civeyrac recourt à une démarche connue sous le nom d’analyse de séquence. Il évite au passage l’écueil de ce type d’exercice quand il est mené sous la forme d’une tentative d’épuisement du sens. Son propos accompagne et souligne la poétique et le tempo des images, dont les photogrammes reproduits sur la page constituent un rappel bienvenu. Rose apparaît comme « absorbée, abandonnée dans le pur présent ». Elle est traversée par une «  extase muette » qui déborde la cause et l’espace de sa survenue. Instant aussi absolu que fugace ; voyage immobile, solitaire et vertigineux : « ce moment épiphanique, tout intérieur qu’il soit ne peut que terrasser physiquement la personne qui le vit. (…) Et le présent qui s’enfuit a épuisé Rose en disparaissant. » Il a fait d’elle une «  naufragée mélancolique », un être ayant contemplé dans le temps de l’éclair amoureux, « quelque chose qui ne peut se saisir », qui « irradie sur fond de néant ».
Ce qui s’est passé à l’image reste à bien des égards insaisissable. La fulgurance entrevue n’est pas assignable au scénario ni à une virtuosité technique du réalisateur ou encore au talent imparable des acteurs. C’est simplement un pur moment de cinéma qui, à travers la restitution d’une confrontation absolue avec le monde nous donne accès au sentiment du « rien » qui en est « l’envers ». Et c’est l’un des mérites de la très belle méditation que nous offre Jean Paul Civeyrac que de porter notre attention sur la capacité de cet art à nous faire entrevoir l’invisible.

Jean Laurenti

Rose pourquoi, de Jean Paul Civeyrac
P.O.L, « Trafic », 121 pages, 13

Vertige du rien Par Jean Laurenti
Le Matricule des Anges n°189 , janvier 2018.
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