Victime d’une paralysie temporaire, dite aussi neuropathie alcoolique, Srdjan Valjarevićć passe en 2004 plusieurs mois à l’hôpital, avant de retrouver peu à peu l’usage de ses pieds. Le Journal de l’hiver d’après couvre les quatre mois suivants, alors qu’il est de retour chez lui et que la marche lui revient progressivement. Le convalescent arpente obstinément Belgrade gelée, où le conduisent sa nostalgie, les rencontres imprévues et les tables de café. Il compte bien récupérer, dans la lenteur et la douleur, ce qu’il a perdu.
Son Journal est une succession de sensations, de reports objectifs de situations diverses, de poèmes et de bilans médicaux, qui s’emmêlent jusqu’à former un ensemble sensible et rythmé. Car c’est bien le rythme qui frappe à la lecture du quotidien de Valjarević, si tempéré malgré son infirmité prématurée. Ses journées sont désormais une succession millimétrée de réveils, de repas, de visites d’infirmière et de promenades. « Je roule à une autre vitesse maintenant. Je suis dans la lenteur. Ça aussi, c’est une vitesse », déclare celui qui était jadis un footballeur hors pair. Avec une patience infinie, le voilà qui avance au cœur de l’hiver, notant les petites choses de tous les jours, du retard du bus en bas de chez lui au goût inimitable de la banane. « Elles sont bizarres, les choses qu’on voit, quotidiennes, mais bizarres », remarque-t-il.
Le passé, que l’on devine saturé d’excès et d’épisodes pas toujours glorieux, est une ombre qui plane souvent sur le présent. Les amis d’hier, qui rappellent les fêtes alcoolisées et les mauvais arrangements, les bars désormais interdits, les chantiers à ciel ouvert, tout cela appartient à une vie dissolue et prohibée. Avec la maladie se sont imposés les bonnes résolutions, et ce rythme, raisonnable, ralenti, dont le Journal est la plus parfaite illustration. Écrire chaque jour est donc une seconde béquille, ou une respiration qui permet de savourer ce nouveau départ, imparfait mais plein de promesses. À la manière d’un revenant, l’auteur restitue à la plus petite expérience son aura extraordinaire. Savourer un café alors que dehors il pleut. Admirer les mouvements d’une enfant dehors. Rester plus tard dans son lit. Autant de courtes évocations qui font contrepoint aux souvenirs de la maison de repos, retranscrits en vers libres, petits poèmes pétris de souffrance, d’inquiétude et de solitude.
Même lorsque la tristesse prend le pas sur le reste, il reste toujours à Srdjan Valjarević ses passions : le foot, mais aussi la littérature et la musique. Cette dernière (Patti Smith, Lou Reed, Joe Strummer) est essentielle : « Pourvu qu’elle ne finisse jamais. Jamais, nulle part sans musique. » Quant à la littérature, elle l’accompagne sans faille depuis bien longtemps. Marc Aurèle, Wittgenstein, Rabelais, Döblin et Céline nourrissent les pages du Journal, selon des apparitions brèves et constantes, tels des personnages à part entière. Robert Walser particulièrement, marcheur infatigable, occupe une place à part. Son énergie inépuisable, ses errances sans but ni fin ont marqué durablement l’auteur, et ses expéditions hasardeuses, « sans savoir où. D’ailleurs, c’est la meilleure direction, depuis toujours. Et elle le sera à tout jamais ».
La narration, pleine d’humour et de sensibilité, attache inévitablement le lecteur à Valjarević. Le mélange de bonne humeur et de courage qui caractérise son quotidien, aux codes joviaux malgré la maladie, est touchant. Ces amis qui, selon des surnoms anonymes charmants (« mon amie souriante d’Italie », « mon ami bien élevé », etc.), apparaissent et disparaissent ; ces comptes-rendus minutieux (« à 23h20, il faut trouver une explication à certaines choses, sinon elles ne signifient rien ») ; ces peintures émouvantes de Belgrade (« à chaque jour, sa scène »), font de ce Journal tout à la fois un autoportrait authentique, une ode à la ville natale et un hommage à l’humble fantaisie de tous les jours.
Ce qui demeure du Journal de l’hiver d’après, longtemps après l’avoir refermé, c’est son obstination à avancer, plein d’espoir, vers la guérison. Les marches interminables à travers Belgrade ne forment qu’une seule trajectoire, bousculée par le passé, retardée par les visages connus, entrecoupée d’escales, qui se dirige droit vers l’avenir. Sur le chemin, des réflexions prennent lentement forme. « Les injures sont des chiffons pour nettoyer ces poussières de la stupidité de la vie. » Ou bien « Les nuits difficiles sont le poivre de la vie. Une épice dont on peut se passer dans un potage, mais une épice qui va très bien avec. » Et la marche ne s’arrête pas pour autant. Car, comme Robert Walser, tant qu’il n’aura pas obtenu ce qu’il cherchait, Srdjan Valjareviććs’entêtera jusqu’à l’épuisement – « Je voulais rester encore un peu dehors. Ce désir est chez moi vraiment l’un de ces désirs intimes, profondément intimes, depuis toujours ».
Camille Cloarec
Journal de l’hiver d’après, de Srdjan
Valjarević
Traduit du serbe par Aleksandar Grujicić, Actes Sud, 288 p., 22,50 €
Domaine étranger Nouvelles du jour
janvier 2018 | Le Matricule des Anges n°189
| par
Camille Cloarec
Après Côme (Actes Sud, 2011), Srdjan Valjarević poursuit son journal intime – d’une force et d’une mélancolie joyeuses.
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Camille Cloarec
Le Matricule des Anges n°189
, janvier 2018.