Au début, c’est comme découvrir une statue au sol, brisée. Et de tenter en vain d’en réunir les morceaux. « Son corps./ Entre la cuisine et le salon./ La position, étrange, saugrenue./ Une jambe, repliée sous l’autre. / Un bras, plaqué le long du corps./ L’autre, replié./ La main, posée sur la joue. » Il venait la voir, comme il le fait chaque semaine. Cette mère qui l’attend, faisant semblant de ne pas l’attendre. Mais ce jour-là, elle a fait un AVC, elle est tombée. Il ne sait pas quand. Cette vision, cette chute – « Refuser l’image./ Pas comme ça./ Pas maintenant./ Pas déjà./ Maman ? » –, c’est le rideau qui tombe et se lève dans le même mouvement sur leur relation. Elle, toujours insatisfaite de ses résultats scolaires, toujours inquiète. Lui, entièrement tendu vers cette mère castratrice, parfois méprisante. Les mots syncopés racontent l’évacuation de la vieille dame vers les urgences tandis que s’installe le récit des souvenirs d’enfance jusqu’à l’âge adulte du narrateur. Alain Speller ouvre grand la déchirure, l’abîme de la perte en s’appuyant sur une des vocations de l’écriture : rassembler les fragments épars, où les blancs entre les mots sont sous sa plume littéralement des vides. À la lecture de Rideau, on songe à l’ode aux fragments de Pascal Quignard, « Ils sont comparables à ces petites flaques d’eau qui sont déposées sur le chemin après l’averse, et que la terre n’a pas bues. Chacune d’entre elles reflète tout le ciel, les nuages qui se sont déchirés et qui passent, le soleil qui luit de nouveau. Une grande mare, ou tout l’océan, n’auraient répété le ciel qu’une fois. » Rideau se tourne vers les commencements, jusqu’à la fin. Dans ce mouvement vers le passé, surnagent des événements, un puzzle qui finit par former un paysage, une œuvre. Toute une vie.
Virginie Mailles Viard
Rideau d’Alain Speller
Esperluète, 45 pages, 16 €
Domaine français Rideau
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Virginie Mailles Viard
Un livre
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.