L’Américain Robert Olen Butler a consacré une grande partie de son œuvre littéraire (fournie) à la guerre du Vietnam. S’il y prit part en tant que non-combattant, elle constitua néanmoins pour lui une expérience à double tranchant, puisqu’elle lui fit appréhender la folie meurtrière aussi bien que l’amour profond pour une culture et un pays dans lequel il fit en sorte de prolonger son séjour, même après la fin de la guerre. Dans L’Appel du fleuve, c’est le versant de la culpabilité qu’il explore particulièrement, à travers les retrouvailles, au chevet de leur père mourant, de deux frères que leurs convictions politiques ont tenus éloignés l’un de l’autre pendant quarante-six ans. L’un, Jimmy, fils insoumis, militant pacifiste, s’est expatrié au Canada en 1968 pour fuir l’enrôlement. L’autre, Robert, a fait la fierté paternelle en honorant ses obligations militaires sans toutefois prendre trop de risques, prévoyant de rester planqué dans un bunker de l’état-major. Mais il a tué un soldat du Viet Cong, sans parvenir à l’avouer à son père, vétéran de la Seconde Guerre mondiale, avec lequel jamais un mot ne fut échangé sur le Vietnam, car « ce qui unissait deux hommes comme eux, ce qui les blessait aussi, appartient à l’indicible ». Un demi-siècle plus tard, Robert est toujours rongé par la honte et le remords, en proie à de violents cauchemars, lorsqu’il rencontre Bob, un SDF qu’il suppose être lui aussi un ancien combattant et qui se met à l’obséder comme un double incertain de lui-même.
Foisonnante est la littérature sur le sujet. Butler s’y taille une place à part en racontant les séquelles mentales ineffaçables laissées par la guerre du Vietnam sur ceux qui l’ont faite comme sur ceux qui l’ont fuie : Robert, en plus d’assister à l’agonie de son père, est condamné depuis cinquante ans à revoir mourir, encore et encore, l’homme qu’il a abattu dans le noir. « Deux choses le font souffrir. Deux morts. Un homme dont il ignorait tout. Un homme qu’il connaissait trop bien. » Quant à Jimmy, son lointain exil lui rappelle chaque jour ce à quoi il le doit. Tous questionnent, à leur manière, l’existence d’un concept de guerre « légitime », à l’origine du déchirement familial dont ils sont les victimes. Mais c’est surtout la transformation, à son insu, du soldat en assassin qui est ici analysée, a posteriori, avec prudence et sensibilité. Aux États-Unis, ce basculement est élargi à l’ensemble des citoyens, facilité par la NRA (tout-puissant lobby des armes à feu) mais aussi par la loi Stand your ground (déjà en vigueur pendant la guerre du Vietnam) qui donne le droit de tuer en toute impunité, même si l’on avait l’occasion de battre en retraite. On espère ne pas se tromper en entendant, à l’heure qu’il est, les frémissements d’un changement. Peut-être un début de prise de conscience, outre-Atlantique, que donner la mort, ne serait-ce qu’une fois, n’est pas un acte, mais un état.
Camille Decisier
L’Appel du fleuve, de Robert Olen Butler
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Luc Piningre, Actes Sud, 270 pages, 22 €
Domaine étranger Un divan au Vietnam
avril 2018 | Le Matricule des Anges n°192
| par
Camille Decisier
Cinquante ans après, retour sur les implications psychologiques du conflit chez deux frères que tout oppose, dans un roman aux résonances actuelles.
Un livre
Un divan au Vietnam
Par
Camille Decisier
Le Matricule des Anges n°192
, avril 2018.