Roman tout entier situé à Tokyo, dans le quartier interlope de Kabukicho, à Shinjuku, une sorte de mélange de Pigalle et du Quartier latin, Devant mes yeux le désert a la nudité austère et la force proprement tragique du blues. Paru en 1966, il est dû à Shuji Teramaya, l’une des figures les plus influentes de la scène underground japonaise des années 60 et 70, cinéaste, poète, dramaturge. Né en 1935 et mort en 1983, il fut précocement reconnu et primé comme poète, avant de venir vivre à Tokyo, à 24 ans, et travailler dans les bars et les maisons de jeu tout en écrivant des comptes rendus sportifs sur la boxe et les courses de chevaux. Parallèlement, il publie sa première pièce de théâtre, Le Sang dort debout, écrit les scénarios de ses premiers films et se lance dans la rédaction de Devant mes yeux le désert, son pre- mier roman, et le seul traduit en français.
« En écrivant, j’ai voulu vérifier ce pouvoir qu’ont les mots de tous les jours, les mots du langage le plus éculé, de déboucher sur la métaphysique. » S’inspirant de la musique de jazz, il va traiter ses personnages comme les instruments d’une petite formation, développer un thème et « meubler avec des parties totalement improvisées ». Comme s’il voulait inventer une forme capable de donner corps à l’évidence pathétique de certaines vies, celles des laissés-pour-compte, des rejetés, des parias, de ceux aussi qui ont un rapport trivial au sexe et à la mort. Ainsi vont se croiser, se retrouver, s’aimer, se détruire un certain nombre de personnages. Il y a La Tondeuse, un coiffeur itinérant, un costaud encore puceau qui bégaie et rougit pour un rien, et qui croira trouver dans la boxe un remède à ses maux. Son camarade de club, Shinji, est un jeune homme qui, jusqu’à ses débuts dans la boxe, n’aura cessé de fuir depuis le jour où il s’est enfui de la maison de correction. Il est plein d’énergie virile et veut devenir célèbre pour échapper à la vie des petits employés pâlots qu’il voit traverser Shinjuku et à qui il trouve « l’air un peu con ». « Et allez donc : on s’entasse sur des tatamis plus petits qu’un ring, avec télé, frigo, machine à laver, plus les meubles, de la vraie camelote, la bonne femme, un plumard à la noix, dans le noir on se cramponne, sept ou huit minutes, on tire un coup, ça fait des gosses, les rêves, une croix dessus, et puis les économies ! »
L’entraîneur des boxeurs, lui, ne vit que pour les champs de courses. Quant à Taichi Miyagi, un homme d’affaires spécialisé dans la vente en solde, un « péquenot pédégé » il manque de bonheur domestique et de puissance sexuelle, et se livre au plaisir solitaire dans les salles obscures. Les prostituées, elles, sont aux mains des yakuzas tandis qu’un groupe d’étudiants se consacre à la mise au point d’une machine permettent de se suicider, le « suicidotron », qu’ils vont tenter de faire inaugurer par un vieillard kleptomane qui n’est autre que le père de La Tondeuse.
La structure même du roman, par un collage de fragments de journaux intimes, de bribes de chansons, de citations romanesques ou poétiques (Norman Mailer, Genet, Marcel Duchamp, John Stuart Mill, Maïakovski…) cherche à montrer l’inconsistance fondamentale de ces vies derrière la nudité desquelles se profile toute une réflexion sur la haine – qui dans le monde de la boxe, est la « seule garantie de la gloire » – et sur « la violence triste qui consiste à comprendre l’autre en le frappant », ou qui, dans le cas la guerre, permet de parvenir à l’entente, par l’intermédiaire de « ce moyen de communication qu’on appelle la violence ».
Richard Blin
Devant mes yeux le désert,
de Shuji Terayama
Traduit du japonais par Alain Colas
et Yurido Kaneda, Inculte, 258 p., 19,90 €
Domaine étranger Naturalisme nippon
juillet 2018 | Le Matricule des Anges n°195
| par
Richard Blin
Que sait-on d’une vie ? Quel secret la préserve-t-elle ? L’art de Shuji Teramaya consiste à le mettre à nu en en maintenant l’énigme.
Un livre
Naturalisme nippon
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°195
, juillet 2018.