La formule de Coleridge a fait florès : lire un roman exigerait une « sus- pension de l’incrédulité » – mais on oublie souvent l’épithète qu’il y ajoutait : cette suspension serait « consentie » (« willing » dans le texte). Nul doute en effet qu’il faille une part d’abdication volontaire de notre exigence de rationalité pour accepter d’être embarqué dans l’aventure de la lecture, même si le romancier, en contrepartie, s’astreint à la vraisemblance. Certains d’entre eux, cependant, n’hésiteraient pas à abuser de notre confiance – et, loin de leur en vouloir, nous nous réjouirions alors d’être ainsi bernés. Si les imposteurs, dans la vraie vie, sont conspués, condamnés, emprisonnés, l’imposteur littéraire, lui, ne ferait que suivre l’exemple de cette figure tutélaire, le héros des conteurs : Ulysse le rusé, aux mille tours et détours.
C’est à une tâche quasi nietzschéenne que Maxime Decout va s’astreindre, il nous en prévient d’entrée de jeu : « L’imposture, que vous la réprouviez ou non, qu’elle vous glace le sang ou qu’elle vous réchauffe, n’est pas un démon à exorciser ou à condamner ; elle appelle à être lue à l’écart de l’antagonisme du bien et du mal, à être délestée de son aura négative et de ses connotations péjoratives. Elle contribue à une vaste entreprise de dé-moralisation de la littérature qui trouve en elle sa forme la plus incandescente ». Comme Pierre Bayard, son collègue maître ès Paradoxe (c’est le titre de cette collection chez Minuit), Maxime Decout va se faire enquêteur, contre-enquêteur même parfois. Laissant de côté ceux qui s’inventèrent une existence pour pouvoir la raconter (pensons au funeste Wilkomirski, fausse victime des camps d’extermination et vrai mythomane), c’est au cœur des œuvres qu’il va traquer ces méfaits. Nouveau Sherlock Holmes, il se penche ainsi, aussi bien, sur les monologues truqués des menteurs par manque d’identité de Samuel Beckett (L’Innommable) ou de Louis-René des Forêts (Le Bavard), que sur les constructions rusées d’Alain Robbe-Grillet (Le Voyeur, Les Gommes). C’est qu’atteindre une part de vérité n’est pas une mince affaire : il arrive que « l’enquête elle-même fourvoie celui qui inspecte » et que « l’illusion herméneutique » aveugle. Alors que le psychanalyste se fait fort de percer à jour les secrets et fantasmes, certains romanciers vont le combattre sur son propre terrain : le Zéno d’Italo Svevo (La Conscience de Zéno) « claironne que son autobiographie le rend conscient de lui, ce que n’a jamais pu faire l’analyse », le héros de La Disparation de Georges Perec choisit le journal intime, « patchwork de réécritures d’œuvres littéraires, incapable d’en rester à une stricte investigation autobiographique comme si la littérature faisait aussi partie intégrante de sa psyché ».
Plus grave encore : il existe des récits qui sont tout entiers « mystificateurs et menteurs », des récits traquenards, des récits guet-apens. Éric Chevillard, Enrique Vila-Matas, le Nabokov de La Méprise ou de Feu pâle sont ici des accusés pris en flagrant délit de supercherie – ensorcelante. Plus retors encore, Jean-Benoît Puech a l’audace de se faire passer pour un simple universitaire, publiant, sous le titre L’Apprentissage du roman, « le journal d’un écrivain fort peu connu, Benjamin Jordane – et pour cause, il n’existe pas ». Mais ce Jordane, dans ces pages, s’interroge lui-même sur le masque et le travestissement – par conséquent « le texte nous suggère non seulement que le personnage n’existe qu’en tant que contrefaçon de l’auteur mais aussi que c’est l’auteur qui n’existerait qu’en acceptant l’inacceptable : être lui-même un imposteur ».
À ce type de roman correspondrait donc un type de lecteur : le « lecteur défié », le « lecteur joué » – mais celui-ci y consentirait, cédant ainsi à une forme particulière de perversion, perversion qui serait bien « une puissance de réjouissance » !
Thierry Cecille
Pouvoirs de l’imposture, de Maxime Decout,
Éditions de Minuit, 184 p., 19 €
Arts et lettres Les fieffés menteurs
mars 2019 | Le Matricule des Anges n°201
| par
Thierry Cecille
« Toute œuvre d’art est un beau mensonge » : Maxime Decout examine avec finesse les dessous plus inquiétants de cette affirmation de Stendhal.
Un livre
Les fieffés menteurs
Par
Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°201
, mars 2019.