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Domaine français Lignes de fuite

mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203 | par Valérie Nigdélian

Autour d’une délicate évocation d’Édouard Levé et de leurs années communes d’aspirants artistes, Bruno Gibert déploie avec Les Forçats une belle réflexion sur l’art, l’échec et la liberté.

C’est une histoire d’amitié, celle de deux enfants de la petite et grande bourgeoisie qu’unissait une même aspiration : devenir artiste. C’est une histoire de tâtonnements, de projets compilés tel « un bloc de possibilités » (Levé, Suicide), de toiles brûlées. D’errances et de déambulations dans le Paris des années 1990, des Batignolles jusqu’au Marais, asphalte arpenté le regard avide – rues, vitrines, passants, un matériau prosaïque dont faire art. Et c’est surtout une histoire de faillite, qui n’est pas forcément là où on l’attend. Dans ces Forçats qu’il dédie « à la mémoire de (s)on ami Edouard Levé », tout autant portrait de l’artiste disparu en 2007 qu’autoportrait, Bruno Gibert retrace les trajectoires un temps parallèles de « deux fainéants, deux vagabonds (…) hors de tout, (vivant) dans un temps suspendu comme les acteurs d’un film sans narration ». Lorsqu’il rencontre « Ed », celui-ci est encore inconnu. Il ne travaille pas, passe ses journées à marcher, lire, regarder, barbouillant ses toiles de ses propres excréments, découpant des plaques d’Isorel qu’il recouvre de cire : il cherche. « Il avait quitté la vie normale et productive depuis si longtemps qu’au regard du capitalisme, on pouvait le compter comme une âme morte, un déclinant social qui vivait d’épluchures arrachées au présent, une sorte de crépuscule permanent. » Au même moment, dans le petit appartement maternel, entre la moquette et la table de bridge, Gibert, lui, peint des ciels, des feuillages, des cailloux, hanté par l’idée « de devenir un bon artiste peintre », englué dans une abstraction décorative qui l’ennuie. Leur rencontre est pour lui un choc, une libération jouissive, l’ouverture des possibles. Guidé par cet « insecte expérimental et réjouissant (…) au physique de banquier wasp  » vers de nouveaux territoires où la réalité la plus pauvre viendrait contaminer la pratique artistique, où les vieux maîtres seraient enfin renversés, Gibert sort du cadre dans lequel il étouffait gentiment : « Nous nous rêvions princes dans notre domaine. Nous étions jeunes, nous étions cultivés, nous étions pluriels. Nous pensions être ce que l’époque avait produit de plus parfait et celle-ci ne le savait pas encore. »
Bientôt pourtant, leurs trajectoires se disjoignent : plus Levé « le volontaire » s’approche du cœur du sérail – à coups de rendez-vous, dîners et autres vernissages –, plus Gibert « le sceptique » s’en éloigne, quittant le pinceau pour le stylo. Plus l’un s’empare avec un opportunisme certain de l’emphase discursive, des usages et des médiums en vogue dans le milieu, plus l’autre affirme sa détestation de ce petit monde, si prompt à glorifier l’argent, si poreux avec celui de l’entreprise, et surtout si normatif puisque la reconnaissance n’advient que lorsque l’artiste comprend enfin « les codes que l’époque attend » de lui.
Qu’est-ce que le succès s’il est capitulation ? L’échec en est-il un s’il permet, par le refus d’entrer dans le jeu, d’affirmer et de préserver un espace de liberté individuelle ? Au cœur de ces Forçats se déplie une méditation sensible sur quelques « Bartleby(s) de la vie réelle entre les mailles du filet », héros contemporains rêvant d’effacement comme dans Un homme qui dort (Georges Perec) que lisait et relisait Levé. Levé dont les ambitions se mêlaient indissociablement à la quête du neutre : une aspiration à « en être » tout en cherchant à atteindre « un absolu impersonnel », tout en vivant « dans un état d’apesanteur, une sorte d’absence sensorielle, une indifférence grandissante à tout ». On en sait la conclusion tragique une nuit d’octobre 2007 lorsqu’il décrocha la boule à facettes suspendue au plafond de son appartement pour y nouer une corde et s’y pendre. Plus fondamentalement sans doute, au-delà de la figure de l’ami suicidé, plane l’ombre d’un autre absenté, celle du père interné en hôpital psychiatrique – à qui Gibert consacra son premier roman (Claude, 2000) et qui fascinait Levé. Quelque part entre folie et insolente liberté, radicalement hors cadres, cette figure fantomatique éclaire les nuits de nos pauvres normalités. Valérie Nigdélian

Les Forçats, de Bruno Gibert
Éditions de l’Olivier, 160 pages, 16 e

Lignes de fuite Par Valérie Nigdélian
Le Matricule des Anges n°203 , mai 2019.
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