Qui n’aurait jamais eu l’occasion de lire Edogawa Ranpo dans ses grandes œuvres – Le Démon de l’île solitaire (Wombat, 2015), La Bête aveugle (Philippe Picquier, 1992) ou Le Lézard noir (id., 1993) – aura tout loisir de vautrer dans l’addiction avec Un amour inhumain et autres histoires étranges. Ce sont six nouvelles et novellas inédites du maître du fantastique japonais « ero-guro », Edogawa Ranpo. Et lorsqu’on parle de fantastique à son propos, il faudrait ajouter de suite du bizarre, du sadique et même du pervers : ses personnages sont capables de tout…
Le pseudonyme de Ranpo pour commencer a de quoi surprendre. Il n’est que la déformation phonétique du nom d’Edgar Allan Poe en japonais — ainsi que « whisky » se dit « wisuki », par exemple. Taro Hirai (1894-1965) s’est donc choisi un maître outre-atlantique avant de se laisser séduire par Maurice Leblanc et Conan Doyle. Mystères et maladies de l’âme, voici son credo, et chacune des nouvelles réunies par Miayko Slocombe et Frédéric Brument en donne un aperçu distinct. Ranpo sait varier les plaisirs. Du cauchemar jailli d’un marécage au fantomatique coït inspiré par l’isolement de deux êtres paniqués au cœur d’une nuit de bombardement, rien de commun, non plus que la tonalité de chacun des textes retenus dont la rédaction s’est étirée entre 1926 et 1955. Enquête policière, récit d’un témoin, évocation poétique, péripétie avouée par le criminel même, la profonde et riche imagination du Japonais lui permettait de jongler avec les effets de la lumière de lune et les canaux de Mars, ou bien encore pour imaginer ce que pouvait provoquer sur une tête humaine l’ingestion d’un acide liquide…
« Des ténèbres gris sombre recouvraient l’ensemble du monde qui m’entourait. On eût dit que toute sonorité, toute odeur et même toute sensation de toucher s’étaient évaporées de mon corps, et que seules des couleurs délicatement troubles, comme de la gelée de yôkan imprégnaient les alentours. » Et l’on aurait tort de croire que la gelée de haricots rouges confits que l’on trouve dans les dorayaki, ces pâtisseries délicieuses, promet toujours des heures heureuses.
Comme l’imagine Ranpo, cet observateur de l’âme humaine, profondément sceptique, souvent pessimiste et parfois même clinique, l’« être humain est fait de manière complexe. Dès la naissance, il est doté d’une nature antisociale. On considère ce fait comme un tabou. Les humains ont besoin de tabous. Ce besoin prouve qu’à l’origine ils ont déjà une nature anti-sociale. Cela vaut aussi pour ce qu’on appelle l’instinct meurtrier. Un incendie est certainement un mal. Mais tu seras d’accord pour dire que les incendies sont beaux. C’est ce qu’on nommait la “fine fleur d’Edo”. Les flammes majestueuses flattent notre sens esthétique. Nous partageons tous plus ou moins l’état d’esprit de l’empereur Néron, un feu pour mon bain et que le bois s’enflamme, je suis pris d’un plaisir esthétique qui dépasse la simple utilité. Si même des bûches produisent cet effet, une maison s’enflammant doit forcément être belle. Une ville entière qui brûle doit l’être encore davantage. S’il arrivait un incendie gigantesque qui réduise en cendres le pays entier, cela serait encore plus beau. Là, on atteindrait une beauté transcendante liée à la mort et à l’anéantissement. Je ne mens pas. Cette façon de ressentir les choses existe en chacun de nous. »
Tout à sa fascination morbide pour les dérèglements et les perversions de l’Homme, Ranpo ressemble à un zoologiste assez esthète pour se réjouir des cadavres laissés par les prédateurs et par le spectacle du drame. Néron écrivait-il des nouvelles ?
Éric Dussert
Un amour inhumain, d’Edogawa Ranpo
Traduit du japonais par Miyako
Slocombe, Wombat, 189 pages, 20 €
Domaine étranger Face à l’acide
mai 2019 | Le Matricule des Anges n°203
| par
Éric Dussert
Six nouvelles inédites soulignent le talent morbide du maître japonais Edogawa Ranpo.
Un livre
Face à l’acide
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°203
, mai 2019.