Tissé et traversé de parcours, de trajets, de haltes, Paysages avec figure est un livre de remémorations heureuses. En accord profond avec les saisons et les sèves de la terre, il ressuscite les riches heures des promenades et des voyages qu’effectua Claude Dourguin en compagnie de Julien Gracq, l’ami cher, qui n’oublia jamais qu’avant d’être Julien Gracq, il était Louis Poirier, agrégé de géographie et professeur d’histoire-géographie jusqu’à sa retraite. Quand on sait combien les paysages constituent la matière première et comme le sol de son entreprise créatrice, la perspective d’arpenter les lieux qui lui furent familiers ou qui cristallisèrent ses aspirations et ses fascinations, ne peut que séduire.
Jamais nommé, sauf parfois sous la forme d’un « il », figure absente, il est cependant toujours subtilement présent, à la façon du partisan d’une géographie à l’ancienne qu’il était. Une discipline qui passait par l’exercice du terrain, son arpentage par la marche, et par la pénétration au plus profond des paysages : une manière de les intégrer et de se laisser pénétrer par eux. Une façon donc de s’ajuster à un lieu, de sentir le paysage d’une région, d’éprouver un territoire par les sens, dont Claude Dourguin nous restitue le foisonnement sensible en nous installant dans une proximité quasi charnelle avec eux grâce à une écriture qui donne à voir, désigne, capte d’infinies nuances, s’approche au plus près de l’humeur secrète du lieu ou de son génie.
Des marches, des déambulations, des pérégrinations – dont aucune date ne permet de situer l’époque – se succèdent ainsi, nous conduisant de la Cornouaille anglaise à l’exaltation des grands espaces de la steppe et des hauts plateaux de la Mongolie, « un remuement viscéral de l’élémentaire éprouvé – espace et temps souverains, formes d’ici-bas dans leur nudité ». On passe de la visite des vignobles du Layon à l’arpentage de diverses forêts dans lesquelles « on voyage comme on s’embarque pour la haute mer », ou au sein desquelles on se retrouve « sans âge, relié à quelque chose de très ancien que l’esprit ne sait formuler », mais heureux. On va des pays familiers de l’Ouest à l’Irlande, « terre première, rude, superbe, raboteuse » ; de l’île de Batz à l’Himalaya en passant par le massif de La Meije et la découverte du royaume de la haute montagne, « cet absolu violent », cet univers où sont à l’œuvre « de puissants mordants inconnus dans le monde d’en-bas » et dont les neiges dites éternelles pointent, dans la langue, un au-delà de l’humain.
Des marches exploratrices, des voyages à l’aventure qui ont chacun leur autonomie, leur logique, leur liberté d’itinéraire et de rythme mais relèvent tous du pur plaisir du dévoilement et de la quête de ces instants un peu magiques – souvent associés à des réminiscences littéraires ou picturales – où l’on se détache du temps, où la rêverie l’emporte et se déploie. « Rien ne comble le promeneur comme le murmure levé en lui sans qu’il le suscite, jailli de sa mémoire telle une source capricieuse, d’une phrase, d’un fragment familier (…), petit viatique intime (…) qui assure d’une complicité, pourvoit d’un sens, offre le soutien, la compagnie, irremplaçable, inespérée d’une voix tutélaire et amicale dont l’être s’agrandit. »
Des voyages qui furent une prise de possession du monde, un corps à corps avec la terre, une participation intime à ses formes et à sa beauté, et qui contribuèrent à élaborer l’humus dont se nourrit l’univers gracquien.
Richard Blin
Paysages avec figure,
de Claude Dourguin
Éditions Conférence, 144 pages, 17 €
Domaine français Ce grand goût d’exister
septembre 2019 | Le Matricule des Anges n°206
| par
Richard Blin
En nous faisant revivre l’appel des paysages et le sortilège des marches qu’elle partagea avec Julien Gracq, Claude Dourguin nous livre un chant du monde.
Un livre
Ce grand goût d’exister
Par
Richard Blin
Le Matricule des Anges n°206
, septembre 2019.