Difficile de comparer dans le détail cette nouvelle traduction avec celle que Gallimard publia en 76, sous le titre Plus gros que le ventre : recalibrage oblige pour la collection « Super Noire », des pans entiers (phrases, paragraphes, et même chapitre) s’y trouvaient charcutés. L’histoire évidemment demeurait : mais l’histoire ici, il faut bien dire que c’est peu de chose. Frank Ryan est vendeur de voitures d’occasion, et Ernest Stickley Jr dit Stick vole sous son nez une Camaro 73 bordeaux. Frank n’en prend pas trop ombrage ; et même, il propose à Stick de faire équipe pour braquer supermarchés et pompes à essence, « ce genre de trucs », dans Detroit et sa banlieue. Simple comme bonjour : voilà les premiers butins (c’est le sens de swag), l’installation du presque couple dans un appartement un peu frimeur, les bavardages autour de la piscine avec le petit monde des voisines, l’emploi du temps et ses contingences (« A six heures et demie, il leur sembla qu’il n’y avait plus rien à faire, alors ils allèrent braquer le magasin de vins et spiritueux. »)…
Au bout de trois mois et trente et un vols à main armée, et quoique chacun tente jusqu’à la lie de « rester cool », le sang finit par couler : le lecteur à cet endroit se trouve déjà embarqué, et il ne comprend pas bien pourquoi. Car le romancier n’a à peu près rien décrit, ou dramatisé une seule de ses scènes ; mais son récit, par d’insensibles glissements, est devenu plus drôle et plus noir, comme s’accordant au rythme profond des personnages. Leur imprévisible devenir, leur psychologie mouvante, leur humanité finement ciselée, tout cela nous entraîne bien loin des mécaniques cool auxquelles les adaptations cinématographiques ont parfois cantonné Elmore Leonard, qui maîtrise comme personne l’art de faire parler, et de dessiner très naturellement un individu en quelques répliques ; ou encore de jeter quelques coups de sonde dans sa conscience méandreuse : « Et maintenant il s’était embarqué dans un truc avec trois Blacks de plus. Putain ils étaient tous noirs dans cette rue. La moitié d’entre eux au moins. Il se demanda où ils allaient, tous. S’ils avaient un endroit précis où ils devaient se rendre. Ou s’ils étaient au chômage et se baladaient sans but dans le centre-ville. Il faisait beau, dans les vingt-cinq degrés, un ciel dégagé. Peut-être parce qu’une usine de voitures avait fermé. Qu’est-ce qui vaut mieux, un boulot ou un ciel dégagé ? » Des lambeaux de pensée par quoi s’expriment l’inquiétude intermittente du voleur, le déclassement de sa ville, la distance entre les communautés : alors que son auteur ne semblait encore qu’un novice du polar (il avait jusqu’alors principalement brillé dans le western), Swag est déjà une œuvre de dentelle.
Gilles Magniont
Swag
Elmore Leonard
Traduit de l’anglais par Élie Robert-Nicou
Rivages/Noir, 350 pages, 18 €
Domaine étranger L’art invisible
janvier 2021 | Le Matricule des Anges n°219
| par
Gilles Magniont
Redécouverte de Swag, où Elmore Leonard faisait merveille avec deux voleurs et trois bouts de ficelle.
Un livre
L’art invisible
Par
Gilles Magniont
Le Matricule des Anges n°219
, janvier 2021.