Innervés par un lyrisme exalté et par une langue où confluent l’eau et le feu, les vingt et un chants qui composent Adoniada ! Épopée personnelle, autobiographie intellectuelle et poétique, ce livre, dont le titre est la contraction, en arabe, du « monde d’Adonis », est un tissage de visions, de mythes et d’invocations qui retracent l’aventure d’un enfant de paysans syriens devenu un grand poète arabe.
Adonis, de son vrai nom Ali Ahmad Saïd Esber, a vu le jour le 1er janvier 1930, dans un village de Syrie. Initié très tôt à la langue arabe et à la poésie par son père, il connaîtra l’école coranique – qui lui fera « haïr la lecture et l’écriture » – mais à laquelle il échappera en réussissant à lire un poème de sa composition devant le président de la République d’alors, qui le fera inscrire au lycée français de Tartous, la ville la plus proche. C’est l’époque où il décide de prendre le pseudonyme d’Adonis – un dieu d’origine phénicienne, associé au soleil, à l’amour et au renouveau – pour faire publier ses premiers poèmes. Après des études de droit et de philosophie, et après avoir connu les geôles syriennes, il s’installera au Liban, dont il prendra la nationalité, et où il créera la revue Shi’r (‘’Poésie’’). Mais c’est lors d’un séjour à Paris, en 1960-1961, qu’il commencera à écrire les Chants de Mihyar le Damascène qui, lors de leur parution en France, en 1983, furent une véritable révélation. Rompant avec la structure linéaire de la poésie arabe, et la libérant de son carcan traditionnel, Adonis délivre la langue de tout ce que Salah Stétié appelle « ses longues rigidités sacrales et ses prestigieux hiératismes ». Une dissidence qui culminera avec la publication des trois volumes d’al-Kitâb, Le Livre (Le Seuil, 2007, 2013, 2015).
C’est que la poésie d’Adonis ne cesse de s’entretenir avec ses origines, reconnaît sa dette envers la grande poésie arabe préislamique, dont la liberté, l’érudition et l’insolence lui semblent salvatrices. Renouant avec une créativité perdue depuis des siècles, elle revendique le droit à la provocation et cherche à inventer une langue à l’intérieur de la langue. Un pari de démiurge dont Adoniada est le dernier fruit. Un livre où jamais il ne dit « comme », « L’eau de la création, l’eau de la vérité, / ne connaît pas de modèles » ; où « la raison sent et le cœur pense ». Où les mots sont pleins, battent comme un cœur, s’enchaînent à la cadence du déplacement. « J’aime que l’on fraye les sentiers vers un lieu que les pas ne peuvent atteindre / où les jeunesses s’inventent, où les désirs s’enfuient ». Car si ce livre est un voyage dans sa vie, dans l’histoire ancienne et moderne, dans les lieux où il a vécu – Beyrouth, Damas, Londres, Erevan, Shanghai, New York, Éphèse, Paris –, il est aussi un voyage vers l’inconnu et un voyage en lui. « Mon corps m’est devenu autre sentier sur lequel j’avance et m’attarde / je voyage en lui, à partir de lui et j’y reviens. »
Ne cessant d’inventer ses propres chemins, à l’image des grands errants que furent Ulysse et Orphée, Adonis et sa poésie sont toujours en mouvement, toujours en quête de ce qui manque, toujours en marche vers l’Être. « Ai-je vraiment existé, écrit, aimé et voyagé ou bien n’étais-je qu’un rêve ? » Contre les hommes qui « ont sali le monde », contre la tyrannie religieuse, contre l’intégrisme qui est « la mort de l’esprit par nécrose », contre ceux « qui changent les livres en épées, la langue en guillotine / et les esprits en couperets », il célèbre la nature – « La nature est une porte dont Éros est la clé » –, la mer, la houle, le vent, la lumière. Refusant le langage du monde, il y ouvre « une blessure », car c’est des lèvres de cette blessure que renaîtra le monde. « Je ne courtise que l’impossible. »
Armé de la seule force questionnante de son verbe, la poésie d’Adonis dont la voix surgit des braises des mythes – « Les mythes sont blessés / je ne suis que le sang / qui en jaillit » – se déplace dans le langage en proposant une nouvelle idée du monde. « Ma patrie est un alphabet d’amour. » N’imaginant la poésie qu’à l’égal de la lumière, Adoniada est un livre pour entrer dans l’avenir avec autre chose que « la prière et l’épée », pour reprendre le titre qu’Adonis a donné à ses essais sur la culture arabe (Mercure de France, 1993). Un livre qui sous ses arabesques subtiles et son oralité ailée, est une ode à la création, à la liberté, à l’extase. Un livre pour mieux voir le réel qui est au-dedans de la réalité. Pour le transfigurer aussi.
Richard Blin
Adoniada,
Adonis
Traduit de l’arabe et présenté par Bénédicte Letellier
Le Seuil, 276 pages, 23 €
Poésie Adonis, le dissident inspiré
juillet 2021 | Le Matricule des Anges n°225
| par
Richard Blin
À 91 ans, ce grand effaceur de frontières nous donne son testament poétique sur fond d’ivresse lumineuse et de rébellion en actes.
Un livre
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, juillet 2021.