Singulière, intime, décalée, court-circuitant les clivages du savant et du populaire, du légitime et de l’illégitime, l’expérience de lecture que nous propose Jean-Luc Steinmetz. Totale, violemment investie, tressant perception sensible, souvenirs et tâche interprétative, elle est corps à corps, mise à l’épreuve et mise en perspective de sa propre individualité de lecteur. Et quel lecteur, puisque J.-L. Steinmetz est l’auteur d’une œuvre double de poète (une douzaine de titres) et de critique – La Poésie et ses raisons ; Signets ; Les Réseaux poétiques (José Corti) ; Ces poètes qu’on appelle maudits (La Baconnière) – ainsi que d’importantes biographies (Rimbaud, Mallarmé, Corbière). Une expérience qui a consisté à lire Une saison en enfer et à tout y rapporter de sa vie. Se retrouver jour après jour, ou presque, avec Rimbaud et tenir le journal de ce compagnonnage.
Écrit à Roche, en avril puis en juillet-août 1873, Une saison en enfer, c’est une cinquantaine de pages dont Satan est le dédicataire. Un livre s’ouvrant sur des guillemets qui ne seront pas refermés, et dans lequel un homme qui fut sur le point de « faire le dernier couac » (Était-ce, malade, dans un hôpital de Londres ? Ou lors du drame de Bruxelles ?), un damné, qui se double d’un écrivain, parle, fait retour sur lui-même. Celui qui dit « je » a survécu à une saison en enfer.
C’est, d’abord, le Rimbaud vivant « dans une solitude environnée de paysans matois, assujetti aux exigences maternelles, rongeant son frein, mais en route pour l’écriture » qui intéresse J.-L. Steinmetz. Un Rimbaud qu’il porte en marchant régulièrement de Clinchamps, le village où il vit, en Haute-Marne, jusqu’à un hameau voisin. Des marches, dans un décor buissonnier autant que dans un paysage mental, pendant lesquelles il médite sur la façon dont Rimbaud « débride le réel auquel nous sommes trop servilement assujettis » et rêve de remplacer ce monde par un autre.
Persuadé que ce livre est fait pour chacun de nous, qu’il « se modèle à l’avance sur notre propre corps en marche et sur les hésitations de notre pensée », Steinmetz relève, au fil des épisodes, des échos à ce qu’il est, et des coïncidences avec sa propre histoire. Se remodelant en lui selon des lois subjectives, la Saison lui permet d’être cet autre qu’est aussi Rimbaud, et ce « selon l’inclination d’une étrange sympathie ». Quelque chose de l’ordre d’une interlocution intime ravive en lui le sentiment de « n’être pas comme les autres » et ranime « la malignité de la mauvaise herbe » qu’il fut adolescent. Et de se souvenir « des yeux verts de la délinquance qui (l)’attiraient » et qui le conduisirent à voler et à devenir le client des prostituées.
Et plus il avance dans la Saison, comme dans les voies parallèles qu’elle lui ouvre, plus il note de coïncidences, découvre d’opportunités de mieux se comprendre, et plus il a le sentiment d’être de ceux qui ne peuvent que croire Rimbaud sur parole. Toujours à portée de main, « bue sans assouvir », offerte au feuillettement, la Saison est « matière d’âme, inspiratrice au fil des jours créant du répondant ». Comme si elle n’avait d’autre dessein que de le rendre à la vraie vie « perpétuellement invocable face aux limites d’ici-bas ».
Mais jamais il n’est question de ramener Rimbaud à la commune mesure. C’est « un semblable très différent » qui n’a jamais pactisé avec le lot commun. Rimbaud, c’est une rébellion enragée contre la société assise, le christianisme inventeur du péché originel. C’est le reniement d’une morale du Bien et du Mal, c’est le désir de réinventer l’amour, le langage, l’homme. Et par-delà toutes les contradictions qui donnent à la Saison sa tension si particulière et sa tonalité unique, c’est à cette « électricité spirituelle », à ce qui en elle est « affaire d’âme » que Steinmetz se montre spécialement sensible. Et quand l’« horrible travailleur » aura vu toutes ses illusions s’écrouler, aura compris que nous sommes des perdus plus que des perdants, il ne lui restera plus qu’à sortir de ce monde et de la « farce » de cette existence.
Tissé à trames égales « d’aveux et de réticences », de gloses et d’enchantements – « Personne ne m’a mieux rapproché de moi-même » –, c’est une manière d’être homme que distille le livre de J.-L. Steinmetz, au fil d’un trajet à travers l’invincible d’un dire où tout est offert à vif, dans l’innocence et la brutalité, le blasphème et la grâce.
Richard Blin
Rimbaud de Clinchamps : trois saisons avec Arthur Rimbaud, de Jean-Luc
Steinmetz, L’Étoile des limites, 184 p., 18 €
Poésie La force du dire rimbaldien
Livre païen rendant mythiques les actes d’un homme en proie à l’orgueil de l’absolu, Une saison en enfer devient, à travers la lecture qu’en fait Jean-Luc Steinmetz, le bréviaire d’une connaissance de soi.