D’histoire en histoire, les personnages de Sara-Ànanda Fleury semblent se lorgner, se télescoper : tous apostrophent la même rage de vivre. Au-delà des turpitudes, de la lassitude et autres vilenies, ils se renvoient la balle et déroulent un peu de leur existence. Trentenaires, ados ou vieux, femme ou homme, ils portent en bandoulière un blues grinçant, irritant comme une craie qui dérape sur un tableau noir. Et alors ? Ils râlent mais ne se plaignent pas. Ils trébuchent mais avancent. Version 1 : ils rêvent et ça les énerve. Version 2 : ils rêvent et veulent y croire. Pour eux, Sara-Ànanda Fleury invente la compassion sans mièvrerie, le désespoir sans la crasse. Elle emmène ses antihéros non pas au bord du précipice mais face à quelque chose qu’ils aimeraient étreindre : une sorte de vérité. Elle les extrait de l’anonymat, les accompagne, nomme leurs secrets ou leurs faiblesses, les suit de près, attentive, vraie mère poule, et leur offre des pages inoubliables. Sara-Ànanda Fleury, qui n’a pas 40 ans et dont c’est le premier ouvrage, regarde à l’oblique, use de la fiction pour mettre en lumière les petits riens qui font que chaque destinée est unique. À ce jeu de l’écriture miroir de notre temps, l’auteure s’avère dangereuse : extralucide sur le genre humain, extra-talentueuse pour transformer les gros et petits bobos de la vie en littérature. Elle déroule une narration souple, chatoyante et même chantante où humour et poésie bouillonnent allègrement.
Parmi ses candidats au blues, il y a le pragmatique : « J’attends la fin du monde. Après on verra. » Le lucide : « Si ce n’était pas la fin du monde, ce ne pouvait être que son commencement. » Et puis, en bande, il y a les accablés : « Nous avons dressé des listes de choses à faire avant la fin du week-end, avant Noël, avant la fin de l’année, avant la fin de la vie. » De Paris à Montréal, les uns et les autres courent effrénés en quête d’oubli, d’abandon, d’amour. Dans la nouvelle intitulée « Mohamed A.B. », un jeune homme coincé dans un aéroport un certain 11 Septembre se dit que l’exil « c’est l’enracinement dans le déracinement, c’est être trop nombreux dans un seul corps ». C’est vouloir fuir et emmener malgré soi une foule de fantômes. Dans « Album de famille », une jeune mère, celle qui « ramasse les phrases à main nue », s’interroge sur l’enfance : « Est-ce que ça a le goût de la solitude ou bien de la tendresse ? » et renouvelle la déclaration d’amour : « Et toi tu te souviens quand nous étions loups ? (…) Des nuits entières à se tendre, à se tordre, à se mordre, à se hurler dessus, à rire trop fort, à dormir comme des voleurs, à se mouvoir comme deux loups qui se sont reconnus parmi la multitude et qui, enfin, peuvent s’abandonner, se repentir, se désosser et se recoudre, à coups de dents, là, canines contre canines. » Fougue, hardiesse et sensualité : c’est la marque de fabrique Sara-Ànanda Fleury.
Martine Laval
Western spaghetti, de Sara-Ànanda Fleury
Le Quartanier, 274 pages, 20 €
Domaine français Corps à corps
septembre 2021 | Le Matricule des Anges n°226
| par
Martine Laval
Turbulent et tendre, félin et fougueux, Western spaghetti raconte à l’oblique des histoires d’aujourd’hui. Révélation.
Un livre
Corps à corps
Par
Martine Laval
Le Matricule des Anges n°226
, septembre 2021.