C’est une sorte de voyage de l’apiculteur auquel nous convie Andreï Kourkov, le fameux auteur du fameux Pingouin (1996). Et dans le contexte diplomatique qui oppose Ukraine et Russie, son roman revêt une allure documentaire car il a pris l’habitude de traiter les questions géopolitiques au cœur même de ses fictions. Cette fois, il met en scène deux vieux gars se retrouvant seuls, chacun dans sa maison, au cœur d’un village abandonné du Donbass situé en pleine « zone grise » entre les lignes ukrainiennes et les lignes séparatistes pro-russes. Entre les tirs de roquettes, de canon, de snipers et les visites sporadiques et nocturnes de soldats venus d’un bord ou de l’autre, la liberté apparente du narrateur, un apiculteur séparé de sa femme et de sa fille retournées à la ville, paraît plus que précaire et, surtout, sous surveillance. Au fil de ses tribulations quotidiennes ou de son grand voyage en voiture avec ses ruches pour retrouver un ami tatar de Crimée, apiculteur comme lui, il découvre le paradis : « Au matin, il ne doutait plus être tombé au paradis. Il avait atterri dans un conte de fées, ou la nature servait à l’être humain, où le soleil attendait que l’homme en eût fini de ses tâches quotidiennes pour enfin prendre congé. Où l’air tintait d’invisibles clochettes. »
Derrière le tableau idyllique de cette Crimée agreste, la toile de fond du roman est moins jolie puisqu’elle peint le système russe de mise sous contrôle des individus. Les köpekler (chiens) du FSB veillent. Il s’agit de faire disparaître les « abeilles grises », les faux-bourdons, tout ce qui paraît empêcher le pays d’atteindre sa grandeur et son unité. Une fable politique donc, accompagnée de morceaux de la philosophie locale (« Fumer, c’est sa santé détruire/ Boire, c’est son âme réjouir ») et de cette leçon difficile à encaisser : on ne sera pas forcément bien accueilli au paradis… « Sergueïtch eut la singulière impression d’être ici en étranger. Comme si Albat se hérissait à son approche (…). Trop de petits bruits, brefs mais violents. Des portes qui claquent. »
Éric Dussert
Les Abeilles grises
Andreï Kourkov
Traduit du russe par Paul Lequesne
Liana Levi, 400 pages, 23 €
Domaine étranger Les Abeilles grises
février 2022 | Le Matricule des Anges n°230
| par
Éric Dussert
Un livre
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°230
, février 2022.