Un livre

Le Marathon de Jean-Claude

de Cyrille Martinez

Editions Verticales

Une note liminaire introduit aux personnages du Marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond, ainsi qu’à l’intention de son auteur : « Sportifs sans couronnes ni médailles, auteurs de marathons secrets et d’exploits aberrants. Vous voilà, mes champions ». En quinze chapitres portant chacun sur une « épreuve », le livre de Cyrille Martinez nous entraîne derrière les coureurs et coureuses à pied : sportifs méconnus, historiquement récents, et dont le jeune Cyrille fit tôt l’expérience du mépris dans lequel on les tient. Le livre rend hommage, au fil des souvenirs personnels, des portraits et des anecdotes, à la figure de « l’athlète sans qualités » qu’est l’obscur amateur qui s’emploie, pour reprendre le titre d’un des chapitres, à « Courir pour rien ».
Nous sommes dans le Vaucluse, où Martinez est né en 1972. Il nous y amène dans les années 1980 sur la cendrée ou le bitume, à Avignon, Orange, Cavaillon où l’on appelle « melons » ceux-là mêmes que l’on exploite à les récolter. Ou Châteauneuf-du-Pape : l’auteur y a vendangé du raisin et de la révolte. « J’ai jamais pu saquer leur pinard, châteauneuf de merde. J’en ferais de la sangria de leurs millésimes ». Pour un court temps, c’est pourtant la « Provence classique », pas encore pour de bon celle de l’extrême droite « et même à la droite de l’extrême droite ». Mais on y entend souvent « Je suis pas raciste mais », et Yacine n’y est pas destiné à remporter un marathon, doit même ne pas l’avoir remporté quand il arrive bon premier : on met le deuxième à sa place sur le podium. À Avignon au bord de la rocade, l’enfant Cyrille, quant à lui, n’hérite pas impunément de la passion familiale. « Courir après un ballon, c’est bon. Mais courir pour courir (…) ça ne se fait pas. Tu apprends à garder le rythme sous les insultes, les invectives, les menaces. Tu apprends à ton corps défendant que le fait de courir t’a assigné un statut : t’es un pédé ».
Le lecteur passe en revue des anonymes à qui l’écrivain restitue un prénom, un visage, et leurs courses. Destins modestes et attachants, que le bibliothécaire à la Sorbonne Cyrille Martinez, qui vient de là, nous livre avec empathie. Il y a son propre père, dont il ne sait trop s’il a fini la course où s’il a caché avoir été ramassé, vidé de ses forces, par la « voiture-balai ». Il y a la résignation de Yacine, deux Jeux olympiques à son palmarès et qui, retrouvé des décennies plus tard, est devenu « agent de sécurité » : « Il a pris du ventre, grosses joues, visage rond, mais toujours ce sourire un peu timide ». Il y a le Jean-Claude du titre, ouvrier agricole, marathonien qu’aucune voiture n’attend à l’arrivée, et qui refait sa course dans l’autre sens, de nuit. Prouesse folle, qui aura raison de sa santé et de sa passion. Il y a « le gendarme fantastique », qui triche en montant dans une voiture. « J’ai triché une première fois, ensuite je n’arrivais plus à m’arrêter ». Sa honte quand il est démasqué, et la réprobation gênée de ses admirateurs. Il y a Martine qui « avait toujours l’air de souffrir énormément ». Serveuse dans une pizzeria, elle part « dans la traversée des Alpes, vingt-huit jours en solitaire » où elle manque de mourir, puis économise pour une course encore plus dure, au Maroc : « 250 km dans le désert, en six étapes, dont un marathon, la dernière étape faisait 80 bornes  ». À son retour, elle est méconnaissable. « Tu aurais vu sa peau… On aurait dit une grande brûlée. Trois mois pour s’en remettre ». Après quoi courent-ils donc ? François, qui lit beaucoup sur le sport, se le demande. « Et j’en suis venu à me dire que je cours pour rien. Le problème (…) c’est que je suis incapable de dire si c’est une bonne chose ou une mauvaise.  »
Le récit ouvre ainsi une fenêtre sur l’« épreuve de fond » qu’est chacune de ces vies, et sur la question de savoir ce qui lui donne son ressort et son sens. Peut-être rien, qui ne la rend pas moins belle. Le livre est beau de nous le laisser entrevoir, sans jamais appuyer. C’est aussi une fine et saisissante micro-histoire de la fascisation de la Provence, qui à présent ne se cache plus.

Jérôme Delclos

Le Marathon de Jean-Claude et autres épreuves de fond
Cyrille Martinez
Verticales, 185 pages, 18 €