Des lumières éparses clignotent dans le port/ personne n’a organisé cet éclairage/ selon des critères de beauté/ personne n’a cherché à en faire un spectacle ». C’est exactement ce à quoi la romancière Christine Lapostolle s’emploie dans son dernier opus : noter ce qui apparaît depuis sa fenêtre donnant sur la rade de Brest. Le monde extérieur tel qu’en lui-même, sans personne pour le mettre en scène, afin que jamais le réel ne se meuve en spectacle. Le monde vu, entendu par une autrice dont la position esthétique est celle de l’effacement. En 2003 déjà, dans son très beau Regarder la mer (Léo Scheer), l’un des personnages s’adressait à la narratrice en lui reprochant de « voir tout comme derrière un pare-brise… comme s’il y avait un écran entre le monde et toi. Est-ce que tu ne pourrais pas t’impliquer davantage, y croire, on a l’impression que tu t’en fiches ? »
Temps permettant pourrait se soumettre à la même question s’il n’y avait pas dans son contenu quelques confusions de taille : primo, l’effacement n’est pas le retrait du monde, secundo ni l’effacement ni le retrait ne signifient l’absence d’implication. Tout le monde ne se rêve pas en Flaubert, myope à se fourrer le nez dans l’herbe pour mieux la voir et la sentir. Lapostolle, c’est la délicatesse et la retenue, la distance aussi qui, par son travail d’écriture, se fait distanciation. Sur un peu plus d’une année, les fenêtres jamais ne s’ouvrent par effraction sur la ville portuaire. Et il y aurait même une condition essentielle à ce dispositif consistant à laisser entrer le monde du dehors chez soi : l’attente. Non pas passive et indifférente mais une attente attentionnée face aux êtres et aux choses, aux paroles et aux bruits, aux visages et aux corps dans le vent, sous la pluie. Le port de Brest et ses cargos, ses containers, ses silos, le libre-échange des denrées, des ressources à portée de vue : « le vrac agroalimentaire : – tourteaux de soja, graines de colza – issu de la déforestation des terres lointaines/ et qui dans quelques mois repartira là-bas sous forme de viande congelée que personne si le monde allait bien n’aurait envie de manger/ Empuantissant / Empuantissement des ports industriels/ Tearful city / on a summer’s day ». Mais la rade, c’est aussi ses fulgurances lumineuses, chromatiques qui en fonction des saisons et des marées redéfinissent tout l’espace. Le monde enfin, tel qu’il est impossible de ne pas l’entendre, celui du terrorisme : le texte de Lapostolle démarre le lendemain des manifestations en faveur de la liberté d’expression après la tuerie de Charlie Hebdo et vers la fin de l’ouvrage, il est fait mention de l’attentat au Bataclan.
La prose coupée de Temps permettant est endurante. « Une fois de plus/ je regarde/ les passants, les pies, les goélands/ le soleil qui tape sur les toits en tôle de la gare/ le château fort industriel, les grues-girafes au loin… » Toujours sur la rade, porter son regard et inscrire l’acte d’écrire dans la régularité des jours, quel que soit ce qui s’y passe et surtout, peut-être, s’il ne s’y passe rien d’extraordinaire. Quant à ce Temps du titre délicieusement polysémique, nouant le climat et la durée en une même tresse, il semble scruter la vie au moment même de son accomplissement et cette captation poétique est assez vertigineuse. L’absence de pagination déjoue non seulement toute possibilité d’ordonnancement mais elle actualise l’ici et maintenant des événements qui surgissent. Le choix d’un gris perle pour la typographie force l’œil à regarder de plus près comme face à un paysage de brume dans lequel chaque élément apparaît, pour peu qu’on ait la patience et le luxe d’insister.
Temps permettant est alors bien plus qu’un livre, il est une expérience dont la concrétude excède les mots (ou les précède) comme ces « quelques nuages en formes d’îles dans un ciel d’un bleu qui pourrait servir à définir la couleur bleue dans un dictionnaire inversé, un dictionnaire concret où le réel viendrait avant les mots pour le désigner ». On peut en rêver. Ou tout simplement y croire.
Christine Plantec
Temps permettant
Christine Lapostolle
Éditions MF, 96 pages, 15 €
Poésie Ce besoin de concrétude
avril 2022 | Le Matricule des Anges n°232
| par
Christine Plantec
Le pari de Christine Lapostolle : regarder par la fenêtre, tendre l’oreille vers le dehors et écrire, sur une année, la vie dans ses fluctuations arbitraires.
Un livre
Ce besoin de concrétude
Par
Christine Plantec
Le Matricule des Anges n°232
, avril 2022.