On n’a pas souvent l’occasion, même dans les comédies de Molière, où la caricature est pourtant poussée à son paroxysme, de croiser des êtres de papier aussi antipathiques que ce Peredonov, professeur de collège dans une petite ville russe et parfait antihéros de ce roman.
Voici donc un homme qui n’aurait que des défauts ? Mieux encore : il les a tous. Il est à la fois médiocre, mesquin, grossier, renfrogné, et seulement préoccupé par sa propre personne. Pour tout dire : parfaitement imbuvable. Le raffinement et la propreté lui répugnent, « le simple désir d’être agréable, de ne pas être odieux » ne lui effleure jamais l’esprit (il est même capable de cracher au visage de sa maîtresse). Comme il n’aime pas réfléchir, il croit sur parole ce que les autres lui disent, pour aussitôt douter de sa propre crédulité. On le découvre pusillanime devant les puissants (sa laideur morale a quelque chose d’abject), mais sadique avec les plus faibles, n’hésitant pas à persécuter ses élèves jusqu’au domicile de leurs parents (c’est plus fort que lui : il aime à les voir pleurer). Ne sachant comment se débarrasser d’un professeur aussi encombrant, le proviseur lui suggère d’abandonner ses fonctions : « ce serait la meilleure solution, et pour vous personnellement et pour le collège ». Seules comptent à ses yeux sa réputation et sa carrière, une princesse imaginaire lui ayant promis par lettre, tout aussi imaginaire, de lui offrir un poste d’inspecteur s’il épousait Varvara – de là son impression dévorante que toute la ville le jalouse pour sa bonne fortune et que tout le monde ne cherche qu’à lui mettre des bâtons dans les roues. Pour parvenir à ses fins et obtenir la promotion espérée, il est prêt à toutes les bassesses et à toutes les compromissions.
On ne sait vraiment pas quelle mouche a piqué Peredonov à sa naissance, ni le nom exact de la maladie psychiatrique dont Sologoub a jugé bon de l’affubler (laquelle semble quand même tenir du délire paranoïaque). Au début, on le sent toujours plus ou moins oppressé par quelque vague anxiété, son esprit lui offrant en permanence des mauvaises pensées ainsi que de sombres pressentiments. Les autres lui paraissent constamment intriguer contre lui, comme s’il était le centre du monde, comme si tous les regards de la ville convergeaient inévitablement sur sa personne, dans l’intention de le piéger ou de lui faire prendre des vessies pour des lanternes. Mais plus le récit progresse et plus sa santé psychique se dégrade, Peredonov devenant alors victime de persécutions de plus en plus nombreuses : « il se plongeait dans un monde de fantasmes absurdes et sauvages. Son visage en témoigna par des stigmates, il devint semblable à un masque figé de l’effroi. » Il a soudain l’impression que les autres cherchent à l’empoisonner (tous veulent sa mort, on ne sait trop pourquoi, mais lui en est convaincu). Avant de se coucher, redoutant que sa maîtresse Varvara ne le tue, il dissimule couteaux et fourchettes sous leur lit. C’est ensuite sur son chat que ses soupçons se portent : il l’imagine posséder une puissance électrique considérable dans ses poils, puissance qu’il croit être à l’origine de tous ses malheurs, et raison pour laquelle il traîne la pauvre bête chez le coiffeur pour le faire raser. On le voit ensuite sombrer dans la démence, n’hésitant pas à écrire des dénonciations (adressées à la police !) contre les figures présentes dans un jeu de cartes, les accusant de comploter contre lui et d’attenter à sa vie. Une démence qui l’amènera, dans les dernières pages du roman, à commettre un acte irréparable.
Ce que Fiodor Sologoub donne ici à lire, c’est le naufrage d’un homme et le récit d’une déchéance psychique (l’évolution de sa pathologie paraissant crédible parce que réglée au millimètre près, comme le serait une enquête policière). Mais on ne sait trop quel sens il convient de donner à ce roman paru en 1905, dont le titre fait comme un lointain écho aux Démons de Dostoïevski, ni même s’il convient de le rattacher au mouvement nihiliste russe de la fin du XIXe siècle. Avec Oblomov (publié en 1859), Goncharov avait créé l’homme couché. Avec Un démon de petite envergure, Sologoub a donc inventé l’homme persécuté, tout juste bon à pourrir la vie des autres tout en ayant l’honnêteté de pourrir la sienne. Un homme dont on rit volontiers, pour les scènes grotesques qu’il inflige à ses proches. Et plus encore pour son ridicule et pour ses excès. Mais il n’est pas impossible qu’en riant de lui on rie aussi un peu de soi, et de cette capacité finalement si humaine à se défier de soi-même.
Didier Garcia
Un démon de petite envergure
Fiodor Sologoub
Traduit du russe par Georges Arout
Motifs, 496 pages, 9,90 €
Intemporels Dans la peau d’un parano
mai 2022 | Le Matricule des Anges n°233
| par
Didier Garcia
Avec Un démon de petite envergure, l’écrivain russe Fiodor Sologoub (1863-1927) campe un personnage inoubliable : l’homme persécuté.
Un livre
Dans la peau d’un parano
Par
Didier Garcia
Le Matricule des Anges n°233
, mai 2022.