À la mort de Mary Boulton – la protagoniste du précédent volet, La Veuve –, William Moreland part sillonner les montagnes Rocheuses pour voler de quoi assurer un avenir à leur fils, Jack, confié à une bonne sœur en ville. Moreland progresse en répétant un même rituel, le dynamitage de toute structure, bureaux ou banques, qui abrite un coffre-fort, sans jamais blesser quiconque. Gil Adamson fait de ces épisodes de destruction un décor expressionniste soigné, qui apporte du soulagement : « Sous l’effet de la déflagration, le coffre se renversa, les fenêtres se changèrent en poignards volants et la moitié du plancher fut soufflée. Un rugissement atroce se fit entendre. Dans le silence qui s’ensuivit, tout le contenu de la pièce entreprit de glisser lentement par le trou aux abords irréguliers. » Sans attendre son père, Jack s’enfuit pour retourner à la cabane dans la forêt où il a grandi, avant que n’éclate la famille. Sorte de Robinson à rebours, l’enfant y vit de peu, seul et heureux, malgré les aubes gelées et la faim.
Nous sommes en 1917. La fuite de Jack, l’errance de son père, sont des contestations de la modernisation accélérée que connaît le Canada : des prisonniers de guerre envoyés d’Europe déboisent pour répondre aux besoins de l’industrie ferroviaire ; les villes, reliées entre elles, connaissent un essor ; les touristes affluent dans les forêts. Moreland, fait de l’étoffe même des westerns, se retrouve marginalisé par ce nouveau contexte. Il échoue symboliquement à s’arrimer à un train en marche, d’un type nouveau : « à présent il distinguait parfaitement les voitures, toutes identiques, qui passaient à côté de lui dans un tremblement pareil au claquement de dents géantes, sans la moindre échelle, sans la moindre poignée. »
Formant un duel abstrait, l’obscurité naturelle de la forêt dans laquelle se cachent les deux protagonistes s’oppose à la lumière artificielle de la ville où les réverbères « éclairaient même les carrefours déserts ». L’une comme l’autre façonnent les personnages. La bonne sœur est une empoisonneuse sournoise qui veut posséder Jack et le soumettre à sa volonté. Elle bute contre l’intégrité intacte d’un enfant élevé par un couple dont les aspirations – une vie sans entraves – épousent les rythmes de la forêt. La violence, lorsqu’elle surgit, provient du frottement entre ces deux mondes. Jack et Moreland, réfugiés dans ce qui reste d’ombre, se tiennent sur cette crête entre une époque et une autre. Ils sont recherchés, par la police, par ceux que la bonne sœur a mis à leurs trousses, par la civilisation à venir.
Le choix désuet aujourd’hui du western littéraire reproduit à la lecture le décalage que les personnages éprouvent avec leur temps : nous lisons bien depuis ce monde d’après. Mais loin d’être pessimiste, loin d’une nostalgie figée, Gil Adamson propose un retour souhaitable dans la littérature de la tension et de la volonté face à un monde qui change de nature.
Feya Dervitsiotis
Le Fils de la veuve
Gil Adamson
Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-Martin et Paul Gagné
Christian Bourgois, 420 pages, 20 €
Domaine étranger Éloge de l’ombre
juin 2022 | Le Matricule des Anges n°234
| par
Feya Dervitsiotis
Gil Adamson fait du western littéraire le genre d’une nostalgie critique.
Un livre
Éloge de l’ombre
Par
Feya Dervitsiotis
Le Matricule des Anges n°234
, juin 2022.