Pierre Ducrozet ne manque pas d’ambition. Ses romans n’ont pas de frontières, le monde est son terrain de jeu et la quête d’un absolu constitue le ressort qui pousse ses personnages à toujours se dépasser jusqu’à atteindre une forme d’héroïsme. Pierre Ducrozet ne manque pas non plus de confiance : celle qu’il place dans la langue d’abord dont il use comme si elle était une source d’énergie pure. Dans la fiction ensuite qu’il juge propre à rassembler tout ce qui compose la vie et le monde pour les remodeler, la vie comme le monde, afin que l’une et l’autre s’y trouvent embellis. On ignorait sur quoi reposait une telle foi jusqu’à la parution de ce nouveau roman. La musique y détient une place prépondérante : organisation sonore du monde, modelée selon l’époque et les lieux où elle naît, se développe, se transmet, se métamorphose. La musique n’est pas seulement le sujet du roman, elle en est la matière.
Variations de Paul nous offre une traversée d’un siècle de musique, d’Erik Satie à Sleaford Mods, de ce que joue au piano Antoine, le père de Paul, à ce que jouera sur ses platines Chiara, la fille de notre héros. « On pense écouter des bluettes ou des symphonies mais non, on écoute le temps plié en boule là-dedans, la grandeur et le sang, les hurlements d’une bête qu’on saigne et qui meurt, ce qu’on appellera, par convention, XXe siècle. » (p.194). Paul, auquel l’essentiel du roman s’attache, hérite donc d’une sensibilité à la musique et aux sons et d’une étrange propension à mourir : son cœur parfois s’arrête de battre, Paul meurt, chute à travers des mondes peuplés de morts et revient à la vie où les fantômes viennent le hanter. Synesthète, Paul voit les sons : chaque musique est faite de couleurs, parfois de paysages. Cette particularité lui vaudra de devenir, par la grâce d’une rencontre à New York, un producteur « de premier rang. (…) Il sent quelque chose que personne d’autre ne parvient à déceler. » Il est jeune alors, arpente la métropole américaine pour en cartographier les mouvements musicaux en train de naître auxquels il attribue des couleurs. Très vite New York ne suffira pas et Paul n’aura de cesse de parcourir le monde en quête de sons nouveaux (tel un personnage de Wenders), qu’il gardera en mémoire, tentera d’insérer dans la partition gigantesque qu’il commence à écrire et qui est à la musique ce que le livre impossible est à la littérature : une œuvre qui contiendrait le monde. Paul est un fils, il sera aussi un père : la transmission est une thématique importante chez Ducrozet. Elle s’inscrit dans le mouvement même de la musique : comment transmettre l’indicible, comment transmettre la joie, comment transmettre la vie.
Pour mener à bien l’écriture de ce roman, Pierre Ducrozet s’est trouvé une structure et une voix. La structure est celle d’un disque ou d’un concert : les chapitres en sont les chansons. On pourrait les lire de manière autonome et pourtant ils participent au tout. La chronologie est abandonnée au profit d’échos, de résonances et le temps est remodelé à la manière de ce que voulait faire, avec son piano, le grand Thelonious Monk que Paul rencontre dans le sanctuaire où le jazzman s’est retiré, figé parmi ses propres fantômes. Construction fractale où le détail vaut pour l’ensemble, comme dans les partitions d’un Philip Glass que Paul découvre avec stupeur. Monk, Glass, Ian Curtis plus tard, ces musiciens-là ne sont-ils pas, comme Paul, des anges revenus des tréfonds, du monde des morts, afin d’inciter les vivants à la transcendance ?
C’est à Berlin que Chiara découvrira sa voie. Le Berlin où Wenders avait filmé une histoire d’anges, déjà.
T. G.
Variations de Paul
Pierre Ducrozet
Actes Sud, 462 pages, 22,90 €
Domaine français Partition fractale
octobre 2022 | Le Matricule des Anges n°237
| par
Thierry Guichard
Le nouveau roman de Pierre Ducrozet déploie un siècle de musiques où la tectonique du monde épouse les battements du cœur de son héros. En un chant sensible et monumental.
Un livre
Partition fractale
Par
Thierry Guichard
Le Matricule des Anges n°237
, octobre 2022.