Le Fétiche et la plume
C’est un livre qui manquait. Ni un pamphlet comme ceux d’André Schiffrin ou d’Éric Hazan, ni une étude universitaire comme Faire l’auteur en régime néolibéral de Jérôme Meizoz (Lmda N°218), Le Fétiche et la plume occupe une place étroite entre l’essai grand public et l’ouvrage spécialisé. C’est bien cette position d’entre-deux qui fait d’abord l’intérêt de la démarche d’Hélène Ling et Inès Sol Salas, et qui, peut-être, explique en grande partie celui que leur livre suscite d’emblée auprès des critiques, des libraires, et tout simplement des lecteurs exigeants. C’est qu’il rencontre leur inquiétude, et le mot est faible. Le sous-titre, « La littérature, nouveau produit du capitalisme », est en effet à prendre au pied de la lettre : ce n’est pas seulement que le livre est devenu un produit du capitalisme comme un autre ; bien plus, c’est la composition du produit « littérature » qui est entièrement renouvelée en « capitalisme tardif ». La question est alors de savoir ce qui se transforme dans les tout nouveaux process de cette industrie. Mais il y a fort à parier que le surimi, en tout cas, ne contient pas une once de crabe.
Ici, il faudrait pouvoir embrasser d’un seul regard filé, comme depuis un point de vue élevé le panorama d’une région entière, le continuum de la production et de la consommation de la chose littéraire. Qu’il s’agisse de l’hyperconcentration de l’édition, de la surproduction de romans et leur obsolescence programmée, de « La grande économie des Prix littéraires », de l’invasion des algorithmes et du phénomène de « l’industrialisation de la prescription » par les « booktubeurs » et les plateformes, de la façon dont le style se formate pour s’adapter à un goût du lectorat lui-même déjà « parkerisé » dira-t-on dans le lexique de l’œnologie, on éprouve de tous côtés un vertige à la lecture du livre. La puissance de « recyclage » ou d’« absorption » du Léviathan néolibéral atteint même jusqu’à l’enseignement des Lettres. « La présence d’ouvrages d’Éric-Emmanuel Schmitt, de Delphine de Vigan par exemple dans les programmes du secondaire est à cet égard particulièrement parlante. » Ou encore la « ludification des contenus littéraires » : « réécrire Madame Bovary avec un happy end » ? On en regretterait presque l’indigeste Lagarde & Michard.
Le « fétiche » du titre lorgne du côté du fétichisme de la marchandise chez Marx et de sa postérité chez Jean Baudrillard, et peut-être plus encore chez Walter Benjamin. La fin de l’essai en porte l’empreinte en creux dans le repérage d’une certaine et très étrange « aura » qui nimbe le paysage éditorial. Le spectre de la littérature, nous disent les autrices, hante « l’âge avancé du capitalisme » : « Un domaine encore paré de sa charge symbolique, mais que l’on sent lui aussi glisser du côté obscur, fantomatique, de ce qui continue de nous habiter bien après sa disparition ». Que Le Fétiche et la plume puisse figurer dans la sélection du prix Femina n’est pas le moindre des...