Walter Benjamin, en tête de crise
- Présentation Un flambeur dans l’incendie
- Entretien Courroies de transmission
- Bibliographie Bibliographie indicative
- Autre papier Sur Le Capitalisme comme religion
- Autre papier Walter Benjamin contre le <I>fake</I>
- Autre papier Le courrier de l’humanité
- Autre papier Taupes, tigres, Proust
- Autre papier La mélancolie à double tranchant
- Entretien Tentative d’épuisement de l’époque
Pour qui éprouverait quelque difficulté à s’orienter dans ce XXIe siècle tentaculaire, il n’est pas certain que l’œuvre de Walter Benjamin soit source de clarté. Mais elle recèle intacte une forme d’énergie offensive qui peut permettre de réarmer la critique.
Il faudrait dire avant d’entrer dans le vif de la question mélancolique à quel point une pensée court parfois le risque de s’émousser, de n’être finalement réduite qu’à l’ombre de l’ombre de ce qu’un être de chair a, un jour, tenté de formuler, empoignant son propre siècle, ses abîmes et ses déflagrations. On peut rêver que toute lecture soit une façon de raviver.
Une de ces lignes de vitalité, agissante encore aujourd’hui, réside, chez Benjamin, dans le rapport à la matérialité du monde, aux choses, à leur substance, à leur mode d’existence singulier. Susan Sontag évoque ainsi, dans un article intitulé « Sous le signe de Saturne » et consacré au caractère mélancolique de Benjamin, ce qu’il nomme lui-même la « fidélité plus profonde, plus contemplative », qu’il entretient aux « emblèmes matériels ».
Ainsi, l’anthropologue Gay Hawkins dans son ouvrage The Ethics of Waste, montre comment Benjamin, par l’attention qu’il accorde aux objets de peu de valeur, délaissés, oubliés, méprisés, permet de penser le déchet indépendamment de tout jugement moral, dans son potentiel politique de remise en cause d’un ordre établi.
L’une (Sontag) explique par une idiosyncrasie – le caractère saturnien de l’auteur – ce que l’autre (Hawkins) relève et poursuit, dans un geste de pensée qui fait le relais entre le matérialisme de Benjamin et le nouveau matérialisme dont elle se réclame.
On trouve pourtant, dans le même recueil* qui publie le bel hommage de Susan Sontag, un texte de Benjamin jusque-là inédit en français, qui fustige la mélancolie de gauche, avec une méchanceté vivifiante. Ce que Benjamin critique, c’est une gauche dont la mélancolie ne dit rien d’autre que son propre caractère routinier, et une poésie qui, sous couvert d’ironie, s’accommode et se satisfait de son propre renoncement à toute visée révolutionnaire.
Je me demande dans quelle mesure Benjamin, penseur du monde des choses, pourrait nous aider à envisager aujourd’hui la part invasive de l’immatéralité dans nos existences, la détérioration achevée de notre rapport aux objets, la fétichisation d’entités naturelles perçues dans leur plus grande vulnérabilité, mais également de ces ruines, restes et débris, qu’une esthétisation aisée finit de vider de tout potentiel transformateur.
Finalement, poser la question de la portée critique de Benjamin n’appelle pas seulement à lire ou relire son œuvre à l’aune de notre présent, mais nous enjoint à prendre position. À mon sens, l’un des enjeux, ici, serait de continuer, comme le fait Sontag, à penser le rapport mélancolique au monde comme un rapport de lutte, comme un antagonisme destructeur et patient. Continuer de voir, en Saturne, avec...