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Domaine étranger Une risible fin du monde

février 2023 | Le Matricule des Anges n°240 | par Thierry Cecille

En une pérégrination alerte et savamment menée à travers les livres et les lieux, Dubravka Ugrešić tente de dire ce que peut encore, en ces jours, la littérature.

Dès l’abord le doute s’installe : si par un grand nombre d’éléments (l’origine croate, l’exil, l’installation à Amsterdam, la renommée relative, l’âge…), la narratrice ressemble fortement à l’auteure, il y a, çà et là, des détails qui clochent, comme un bougé sur une photographie, des décalages, des pas de côté. Puis, lorsqu’apparaît la figure, qui donne son titre à l’œuvre, de la renarde, nous nous tenons plus encore sur nos gardes. Qu’est-ce qui, ici, ressortit à la réalité ou à la fiction, à l’autobiographie ou à l’invention de soi ? Existe-t-elle vraiment cette nièce qui préfère les Schtroumpfs aux personnages des contes de Grimm et déclare à sa tante, quand celle-ci lui demande « comment naissent les histoires » : « Les histoires naissent dans ta tête. Tu les imaventes »  ? Boris Pilniak a-t-il véritablement visité, à Kobé, le « sanctuaire de la renarde » avant d’écrire sa nouvelle énigmatiquement intitulée « Histoire sur comment naissent les histoires » ? Peut-on vraiment, à Turin, s’inscrire, entre 18 et 30 ans, dans une école de creative writing qui s’enorgueillit du nom de Holden Caufield, alors qu’aucun de ses étudiants n’a lu L’Attrape-cœurs de Salinger, dont il est le héros, raté magnifique, bavard impénitent ? Et Iouri Olecha, dans son roman L’Envie, est-il vraiment « l’auteur de la description littérairement la plus intéressante d’un match de football dans la littérature mondiale » ?
Dubravka Ugrešić nous fait donc errer, l’attention toujours en éveil et souvent le sourire aux lèvres, dans ce labyrinthe où viennent occuper le devant de la scène, alternativement et irrégulièrement, Pilniak, les contes populaires et les mangas qui à leur tour aujourd’hui s’emparent de la renarde, Nabokov, sa femme et ses papillons, les futuristes et formalistes russes – mais aussi les nationalistes croates d’hier et d’aujourd’hui, les génocidaires qui mirent à mort les désormais ex-Yougoslaves. C’est que le passé que Dubravka Ugrešić dut fuir n’est véritablement pas passé, que les puissants d’hier ont su, eux aussi, renards rusés, user de nouveaux masques : « Le néofascisme, big deal, tu parles, aujourd’hui on en a tous à revendre : les Serbes, les Polonais, les Hongrois, les Grecs… Qui va combler tous ces trous béants de bêtise ?! Même si tu décides de fuir un pays, la bêtise te rattrapera dans un autre ».
La narratrice, pourtant, ne baisse pas les bras, n’abandonne pas la partie. Avec la caustique lucidité, l’ironie parfois vengeresse qui caractérise Ugrešić et que nous avions déjà goûtée, par exemple, dans son Musée des redditions sans condition (voir Lmda n°58), elle pourfend les ennemis de la littérature – et de la vie authentique, non falsifiée ni mutilée – dans « cette époque où les mots sont mis au coin », dans un monde « dont la magie a été définitivement chassée ». Si elle choisit de s’identifier à la renarde, c’est que celle-ci figure, d’après Pilniak, « le totem de l’écrivain », un animal capable de rivaliser avec « la Destinée, cette écrivaine étourdie ». Les souvenirs d’un amour fugitif dans une terne Moscou soviétique peuvent ainsi, par le pouvoir de l’écriture, susciter l’évocation d’une avant-garde artistique prometteuse que Staline fusilla ou envoya au goulag. De même, à la peinture sarcastique d’un de ces colloques où l’écrivaine est invitée et où chacun doit « googler » son nom avant même de lui adresser la parole, succède une très belle série d’images de Naples qui vont la « harceler comme des grosses guêpes » : « des images d’immigrants qui poussent des tas d’ordures, d’appartements délabrés aux balcons pleins de fleurs, de toutes sortes de trous dans une terre dont les couches confirment l’histoire multiséculaire de cette ville ». Nous avouerons notre préférence pour le récit, au cœur du livre, d’une improbable mais véridique idylle avec Bojan, le démineur d’une ZSM, « zone soupçonnée minée » – et leur tentative partagée d’utiliser ensemble « les tendres gommes de l’oubli ». Sans doute Dubravka Ugrešić est-elle taraudée par cette affirmation de Raymond Carver qu’elle cite dans les dernières pages : « Les mots, en fin de compte, c’est tout ce que nous avons, alors il vaut mieux que ce soit les bons » – rassurons-la : les siens sont les bons.

Thierry Cecille

La Renarde
Dubravka Ugrešić
Traduit du croate par Chloé Billon
Christian Bourgois, 476 pages, 24

Une risible fin du monde Par Thierry Cecille
Le Matricule des Anges n°240 , février 2023.
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