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Domaine étranger Danilo Kiš, la grâce de la forme

mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241 | par Christophe Dabitch

La première biographie de l’écrivain yougoslave paraît enfin en français. L’occasion de (re)découvrir l’œuvre de l’un des plus grands auteurs européens disparu en 1989, « métaphore de la nostalgie » d’un pays disparu.

Extrait de naissance. L’Histoire de Danilo Kiš

Né en 1935 d’un père juif hongrois et d’une mère monténégrine à la frontière de la Hongrie et de l’ex-Yougoslavie, Danilo Kiš vit une enfance marquée par l’antisémitisme et les déménagements pour tenter d’échapper à la persécution et au génocide. Son père survit à un massacre de juifs à Novi Sad en 1942, mais il est déporté et, comme le dira l’auteur, « disparaît » à Auschwitz deux ans plus tard avec une grande partie de sa famille. Baptisé par ses parents au sein de l’Église orthodoxe afin de lui éviter le pire, Kiš passe son adolescence au Monténégro où sa mère meurt alors qu’il n’a pas 20 ans. La première partie de sa vie, son temps de formation, se déroule ainsi entre trois religions – orthodoxe, juive, catholique –, deux langues – le hongrois et le serbo-croate –, deux pays et plusieurs cultures. La disparition du père, d’une famille et d’un monde constituent ce qu’il nommera le « noyau de ma littérature », notamment les trois récits du Cirque de famille. Les déplacements dans plusieurs lieux sont en partie à l’origine de son « inquiétante différence », cette distance qui l’éloignera toujours, lui qui était « très enraciné et parfaitement cosmopolite », de toute forme de nationalisme culturel et politique. Il se définissait avant tout comme Européen, voire centreuropéen, tout en s’inscrivant dans une perspective littéraire plus large. Ses influences profondes sont en effet Andrić, Krleža, Joyce, Borges, Proust, Queneau, Perec et bien d’autres. Sa vie d’étudiant et d’homme se fera ensuite à Belgrade, avec l’expérience centrale du communisme, l’autre grand totalitarisme du XXe siècle qu’il décrira dans Un tombeau pour Boris Davidovitch. Comme le dit avec justesse Lakis Prodiguis dans un numéro de la revue L’Atelier du roman (septembre 2021) consacré à Kiš, il n’a pas « écrit sur le nazisme et le communisme. Comme tout grand romancier, il a écrit sur l’homme piégé par ses propres œuvres. Le nazisme et le communisme constituent son matériau artistique, son champ d’investigation existentielle ». Et s’il fut l’un des rares à ne pas distinguer ces deux idéologies, c’est parce qu’aucun « but et aucune utopie ne sauront justifier la souffrance et le sacrifice des êtres humains. »
La biographie de Mark Thompson – Extrait de naissance, l’histoire de Danilo Kiš – est la première consacrée à ce romancier, essayiste et traducteur dont Milan Kundera disait qu’il était « Grand et invisible ». L’auteur est un historien britannique qui a également écrit sur les guerres en ex-Yougoslavie en tant que journaliste. Publiée en anglais en 2013, cette biographie ne paraît pourtant en France que dix ans plus tard alors que toutes les œuvres de Kiš y sont disponibles (Gallimard, Grasset, Fayard), qu’il a vécu et travaillé dans ce pays en tant qu’enseignant à l’université de Strasbourg, Bordeaux et Lille et qu’il est mort à Paris. Ses éditeurs hexagonaux étant visiblement frileux, ce sont finalement les éditions suisses Noir sur blanc qui comblent ce manque biographique sur proposition de Pascale Delpech, traductrice du serbo-croate et ici de l’anglais, compagne de Danilo Kiš et promotrice infatigable de son œuvre en tant qu’ayant droit. Cette forme d’ignorance française constitue l’un des mystères de la postérité de l’écrivain. Ses pairs reconnaissent en lui l’un des auteurs européens majeurs (Milan Kundera, Salman Rushdie, Joseph Brodsky, Philip Roth, Susan Sontag…), il est l’objet d’études savantes et d’hommages collectifs, mais il reste peu lu par un public plus large. Pour quelles raisons ? Les lecteurs de Kiš s’interrogent depuis longtemps, tout comme Mark Thompson. Manque-t-il un best-seller  ? Sa « prose réflexive » le réserve-t-elle à un lectorat dit cultivé ? Est-ce l’origine balkanique, « terre de tourisme et de cruauté par excellence », mais province littéraire largement ignorée ? Ou bien est-il simplement mort trop jeune, à 54 ans, alors que son éditeur entendait faire de lui la « nouvelle grande voix venue de l’Est » ? Ces questions restent ouvertes mais le constat est évident : Danilo Kiš n’est pas lu tel qu’il le devrait.
L’écrivain avait déclaré à un journaliste : « Toute biographie, et surtout la biographie d’un écrivain, tient nécessairement du réductionnisme si elle ne connaît pas la grâce de la mise en forme ». On imagine que l’assertion a dû rebondir dans l’esprit du biographe comme une boule de flipper. Cette définition de l’acte d’écrire qui échappe pour partie au créateur, une « auto-immanence », Danilo Kiš n’a cessé de l’évoquer. Qu’est-ce qui transforme un « texte inerte en littérature », transmet une façon de sentir le monde et, pour le dire comme Lakis Prodiguis, « donne un sens à la vie dans le chaos qui nous entoure » ? Pour relever le défi, le biographe a fait un choix original et passionnant. Danilo Kiš avait écrit un texte – « Extrait de naissance (Courte autobiographie) » – à destination d’une publication américaine finalement jamais parue. Il y évoque en trois pages, avec humour et distance, la figure centrale du père, son baptême orthodoxe salvateur, les lieux de sa vie, son goût pour la musique et la peinture. Si ce n’est ses débuts en poésie, il n’aborde ni son parcours littéraire ni ses livres mais dit l’influence familiale décisive : « De ma mère j’ai hérité un penchant pour les récits qui combinent faits et légendes, et de mon père le pathos et l’ironie ». De sa mère encore : « Sa répugnance pour les “pures inventions” se retrouve en moi de façon latente. » Mark Thompson a donc choisi de reprendre cet « Extrait de naissance » par mots, phrases ou paragraphes et de les prolonger en chapitres avec des « interludes » analysant les œuvres principales : La Mansarde et Psaume 44, Jardin, cendre, Chagrins précoces, Sablier (les trois livres du Cirque de famille), Un tombeau pour Boris Davidovitch, La Leçon d’anatomie et Encyclopédie des morts.

« une balance d’équilibriste entre le pathos ironique et les envolées lyriques ».

En partant de ce court texte, Mark Thompson contextualise les œuvres, éclaire des choix littéraires et dresse par fragments le portrait d’un homme aux émotions violentes, très cultivé mais non « sophistiqué », pour lequel l’écriture engageait une responsabilité morale envers le langage. Il était juif « dans le regard de l’autre » sans jamais se dire écrivain juif et il reconnaissait en lui une « poétique centreeuropéenne, la conscience de l’œuvre qui ne nuit en rien à sa spontanéité, une balance d’équilibriste entre le pathos ironique et les envolées lyriques. Ce n’est pas beaucoup. C’est tout. » Cette combinaison esthétique – essentielle dans son œuvre – s’incarne notamment dans Jardin, cendre, magnifique récit d’une jeunesse autour de la figure réinventée du père et d’une enfance par temps de persécutions antisémites. Dans la même page et parfois dans la même phrase, l’auteur mêle ainsi deux points de vue : celui de l’enfant avec son émerveillement et celui du narrateur adulte avec sa distanciation. Ce livre qui veut « sauver » le père et le narrateur lui-même en transformant le traumatisme en création provoque une émotion unique, grâce à ce mouvement. On y entend toute la tendresse, l’humour, la douleur contenue et la sensibilité extrême d’un écrivain qui mêle concision, épure et phrases au souffle long pour décrire un père qui « marchait par les champs, songeur, lançant bien haut sa canne, d’un pas de somnambule, en suivant son étoile qui avait complètement disparu dans les tournesols, et il ne la retrouvait qu’au bout du champ, sur sa redingote noire et défraîchie. » Danilo Kiš dit un monde disparu en restant au seuil de l’horreur. Si ce n’est un écrit de jeunesse, Psaume 44, qui fut pour lui une « faute majeure » en raison de son pathos, sa littérature se refuse à entrer dans le camp de concentration.
Un tombeau pour Boris Davidovitch, son livre le plus connu, rassemble une série de nouvelles qui dénoncent en profondeur le monde et l’idéologie soviétiques. S’il comprenait les ouvriers communistes, il n’admettait pas l’aveuglement des intellectuels et de ses étudiants en France. Il voulut les « éclairer ». Ces nouvelles mêlent des personnages imaginaires, d’autres réels à des faits et documents (citations et histoires empruntées à d’autres livres, faits historiques, anecdotes, extraits d’interrogatoires…). Ils racontent l’oppression et la chute de ceux qui ont cru. Il s’agit ici de prendre la falsification idéologique à son propre piège avec des moyens propres à la non-fiction. Le livre s’ouvre ainsi : « Ce récit, né dans le doute et l’incertitude, a le seul malheur (que certains nomment chance) d’être vrai : il a été consigné par des mains honnêtes et des témoignages sûrs. » Comme si c’était vrai, donc. Le livre provoquera en ex-Yougoslavie une querelle retentissante. En place d’intertextualité, il fut accusé de plagiat. Une accusation qui en cachait d’autres : anticommuniste et antinational de la part d’un juif cosmopolite, d’un décadent occidentalisé. Il écrivit en 1976, en réaction, La Leçon d’anatomie, un essai littéraire et politique passionnant dans lequel il décortique la logique nationaliste des apôtres du « chez nous » : paranoïa collective, peur et mépris de l’autre, vision ethnique et purificatrice, idéologie de la pureté tout autant que de la banalité. Une forme de folie qui allait désintégrer un pays – le sien – et éteindre le nom d’une langue – le serbo-croate –, la seule dans laquelle il pouvait écrire, qu’il nommait sa « destinée ». La plupart de ses adversaires, écrivains et membres de l’intelligentsia, notamment serbe, sombrèrent plus tard dans le nationalisme qui entraîna les horreurs de la guerre. L’écrivain avait compris et senti, avant la plupart, ce qu’il en était, lui qui est peut-être devenu avec le temps selon Mark Thompson la « métaphore de la nostalgie » d’un pays disparu. Si cette biographie attire de nouveau l’attention en France sur l’œuvre de Danilo Kiš, elle aura amplement joué son rôle : lire cet auteur est entamer un long et passionnant voyage.

Christophe Dabitch

Extrait de naissance.
L’histoire de Danilo Kiš

Mark Thompson
Traduit de l’anglais par Pascale Delpech
Noir sur blanc, 593 pages, 26

Danilo Kiš, la grâce de la forme Par Christophe Dabitch
Le Matricule des Anges n°241 , mars 2023.
LMDA PDF n°241
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