Autrefois, la Moldavie se nommait la Bessarabie, région roumanophone, parfois annexée à l’empire russe (elle borde l’Ukraine à l’ouest et se trouve à moins de cent quatre-vingts kilomètres d’Odessa), un temps allemande, reprise par les camarades roumains en 1944. La République démocratique moldave avait été décrétée en 1917, mais il fallut la chute du Mur (1989) pour qu’elle soit indépendante (1991), en même temps que l’Ukraine. C’est donc un territoire où règne naturellement l’angoisse car il se situe trop près de la Russie pour ne pas inspirer aux populations russophones de ses marges un ardent désir de séparatisme. Voire d’invasion intégrale. Au fil des siècles, les Moldaves ont acquis la certitude de l’incertitude de leur situation et craignent toujours le déchaînement des ardeurs. C’est sans doute pourquoi, en 2015, le romancier Iulian Ciocan publiait en Moldavie Et demain les Russes seront là, une uchronie dont on devine le scénario. « C’était un beau jour d’été, un samedi paisible, parfait pour se relaxer après une semaine de travail. Mais le professeur de latin sentit que quelque chose ne tournait pas rond, qu’une lourde inquiétude planait. Il leva les yeux vers le ciel pour mieux regarder les nuages gris qui venaient du sud-est et tachaient de manière insolente l’azur serein. On aurait dit des nuages de fumée produits par un immense incendie. Qu’est-ce qui a bien pu se passer ? »
Aucun mystère, des obus transnistriens ont atteint des dépôts de carburant. C’est l’invasion, le professeur de latin Nicanor Pigeonneau tente de prendre la poudre d’escampette, justement, or il appert que son passeport est périmé : la Roumanie ne veut pas de lui… Voici, placé en abyme, l’argument du roman La Dernière Libération qu’un autre personnage de Ciocan, l’écrivain en herbe Marcel Poudre, est parvenu à faire éditer par les éditions Lettres Latines de Chisinau, la capitale moldave grise et déprimée. Et ce roman va conduire son auteur au tribunal pour atteinte à l’État : « C’est donc bien le roman de ce Poudre qui terrorise nos concitoyens et provoque l’exil des cerveaux » clame le procureur. Tandis que le représentant des « cerveaux » en question, un professeur de géographie soudainement installé en Roumanie, déclare au tribunal : « Ce livre a été un choc pour moi. Et si les séparatistes venaient nous envahir ? S’ils forçaient la porte de ma maison ? »
À travers ce rocambolesque récit à double révolution, comme en possèdent certains escaliers, Iulia Ciocan brosse à la fois le tableau d’une Moldavie mal en point et celui d’une invasion prévisible – celle qui vient de survenir en Ukraine donne raison à son imagination prospective, d’autant que les altercations entre roumanophones et russophones ne sont pas rares en Moldavie… Sa plume est alerte, joue du grotesque avec les patronymes de personnages (Teodore Courge, Mme Bretzelu, etc.) et l’on se remémore le clin d’œil malicieux que contenait son précédent roman traduit en français, Le Royaume de Sasha Kozak (Belleville éditions, 2017) : « Dire qu’il nourrissait jadis l’espoir de devenir le Cărtărescu moldave ! » Il y tend puisque, à propos du comportement étrange de certains de ses concitoyens, un ami de son personnage Marcel Poudre déclare : « le plus grave, c’est qu’ici c’est pareil pour la moitié des gens… Regarde bien autour de toi, cher ami : Anarchie et anarchie. Rien qui bouge ici ! » Dans le pays le plus pauvre d’Europe qu’anime avec allant Iulian Ciocan à l’aide d’une foule de personnages plus truculents les uns que les autres, il y a de la vie, de l’espoir, de la patience aussi. Surtout de la patience, apparemment.
Éric Dussert
Et demain les Russes seront là
Iulian Ciocan
Traduit du roumain (Moldavie) par Florica Courriol
Préface de Jean-Louis Courriol
Tropismes, 240 p., 20 €
Domaine étranger Un pataquès moldave
mars 2023 | Le Matricule des Anges n°241
| par
Éric Dussert
En 2015, Iulian Ciocan imaginait l’invasion de la Moldavie par la Russie. Une fiction d’anticipation et un constat désolé mais plein de truculence.
Un livre
Un pataquès moldave
Par
Éric Dussert
Le Matricule des Anges n°241
, mars 2023.